Thomas Vignaud comment se réconcilier avec les requins?
Bonjour, peux-tu te présenter ?
C’est toujours difficile de se présenter, mais pour me situer par rapport au contexte:
J’ai passé, enfant, beaucoup de temps en mer, en particulier quand j’avais entre 7 et 11 ans. J’étais dans l’eau la plupart du temps à observer, à apprendre, comprendre, toute la vie qui foisonne dans les écosystèmes marins.
C’est à cette période que j’ai rencontré mes premiers requins, fait mes premières plongées bouteille. À 9 ans, j’étais fier de descendre à 10 mètres en apnée sans avoir appris les techniques de respiration !
Je passais aussi beaucoup de temps à pêcher à la ligne, puis à chasser, avec un fusil de 70 cm, fier de mon premier « trophée » à 11 ans, un barracuda. La pêche et la chasse m’ont beaucoup appris sur la mer et les poissons, mais aussi sur la conservation et l’impact que l’homme peut avoir sur les océans.
J’ai ensuite fait mes études en biologie/écologie marine tout en passant mes niveaux de plongée et autres diplômes pour devenir moniteur (d’apnée également).
J’ai complété ma formation avec d’autres brevets comme les recycleurs, ou le « classe IIB » (plongée professionnelle). Je me suis également intéressé à la photo sous-marine et j’ai eu la chance de remporter de nombreux prix, y compris un plongeur d’Or à Antibes en 2008.
Parallèlement, j’ai continué mes études avec un Master, puis une thèse, et j’ai travaillé avec les requins depuis 2007. Ils se sont imposés naturellement comme une passion.
J’ai aussi travaillé sur d’autres sujets et d’autres missions mais toujours dans le milieu marin. En 2014, j’organisais l’expédition « Eqalusuaq » en Alaska avec 3 amis, et grâce à de nombreux sponsors et partenaires.
Ce documentaire a gagné plusieurs prix dans les festivals « Nature » européens grâce au talent des réalisateurs. L’idée était de donner le goût de l’aventure aux plus jeunes, ou aux plus timorés. Rien de tel que d’aller dans les profondeurs de la Nature pour la respecter et en sortir transformé.
Par la suite, j’ai principalement travaillé aux Fidji sur les requins, dans un contexte plus orienté éco-tourisme, avec toujours beaucoup d’idées et projets en tête ! J’ai la chance d’avoir un point de vue à la fois académique, mais aussi de terrain, donc une compréhension particulière du milieu. Cela me permet de voir les limites des deux, et la nécessité de les réconcilier !
Il y a beaucoup de discussions autour des requins aujourd’hui dans la presse. Peux-tu nous en dire plus?
Je pense qu’il faut maintenir et renforcer toute la communication et la sensibilisation qui existent autour de la problématique « requin », mais aussi que certaines de ses campagnes ont peu d’effets, car elles communiquent aux gens déjà convaincus. Si une ONG publie sur internet un beau visuel qui parle du problème, elle ne touche que les 0.01% de la population qui s’intéresse déjà au problème.
Il faut aller plus en profondeur à la fois au niveau gouvernemental, mais aussi au niveau des populations qui n’ont pas accès à ces informations.
Pour y arriver, une des options est de faire appel à des célébrités, des artistes, ou utiliser des marques, comme certains le font déjà. Il faut aussi être vigilant par rapport à certaines associations qui utilisent les dons en frais de fonctionnement plutôt qu’en actions concrètes. De mon expérience, je pense qu’ il vaut mieux travailler localement que globalement, c’est de là que vient le changement.
Pour en revenir aux requins, oui, ils sont en danger dans de nombreux de pays, oui, il faut agir! La France, par exemple, est responsable de la mort de centaines de milliers de requins chaque année via des sponsors avec nos taxes: des millions d’euros sont investis par l’état dans la pêche aux requins, directement ou indirectement (beaucoup de pêche accessoire), sans parler du laisser-faire de la commercialisation.
J’aime beaucoup cette métaphore: nous recevons un vaisseau spatial qui contient des technologies, des médicaments, des connaissances d’une civilisation extra-terrestre lointaine, comme un cadeau.
Qu’en fait-on ? On choisit de fondre le tout pour récupérer le métal et en faire des fourchettes. C’est à cela qu’on assiste quand on détruit la biodiversité, et en particulier les requins.
Cette folie doit cesser au plus vite, et c’est aux gouvernements d’être fermes sur le sujet, sans oublier d’aider à la transition. C’est ici que les (vraies) associations et fondations peuvent apporter un plus: communication, soutien, expertises…
Peux-tu nous en dire plus sur ton travail au Fidji ?
Avec plaisir ! La question de base est simple: Quelle est la manière la plus efficace de mettre en place un programme fort avec des effets positifs rapides sur l’écosystème (incluant les requins) qui soit durable (y compris sans subventions), positif pour les communautés locales, le gouvernement, le tourisme (hôtels, clubs de plongée, etc…) et la recherche scientifique.
Que peut on faire ici et maintenant pour avoir un maximum d’impacts positifs sur la vie marine, avec un bénéfice pour tout le monde et un investissement minime, et pouvant générer son propre argent.
Aux Fidji, la réponse s’est profilée assez vite. J’ai utilisé un outil qui fait souvent peur (par méconnaissance), mais qui peut être formidable: Le « Shark-Feeding », en français « nourrissage de requins ». Pratique controversée ! Il y a 20 ans, j’aurais été contre: on n’en sait pas assez pour prendre des risques, il faut penser au principe de précaution, quel est l’impact sur l’écosystème, etc…
Sauf que, en 2019, on en sait suffisamment pour pouvoir le faire bien. C’est comme un scalpel: si on le donne à un enfant, c’est dangereux. Si on le donne à un chirurgien, il va sauver des centaines de vies avec.
J’ai donc mis en place le programme en 2015, qui s’est avéré être un beau succès à tous les niveaux: c’est rentable pour les investisseurs, c’est bon pour les requins et l’écosystème (à un degré que je n’avais jamais observé auparavant !), et le gain pour l’économie locale et pour la science est loin d’être négligeable.
Tout le monde y trouve des avantages, et tous apprennent à respecter la mer. Nous avons travaillé sur la mise en place de zones protégées et de nombreux plongeurs parlent d’une expérience inoubliable, devenant ainsi de super ambassadeurs.
D’autres hôtels, voyant le succès de l’écotourisme, ont aussi lancé des programmes de conservation. Ces nouveaux investissements et actions à plus grande échelle sont un bel effet « indirect » que je n’avais pas vraiment prévu.
Et puis, j’ai renforcé ma compréhension des requins, en particulier sur la finesse de leurs personnalités, leurs comportements sociaux, leur psychologie, leur mode de fonctionnement… J’ai aussi mis en place certaines méthodes, inventé ou amélioré de nouveaux outils pour mieux travailler en toute sécurité.
Ce qui est génial avec ce programme, c’est qu’on rentre dans un cercle vertueux et tout le monde y gagne ! Au-delà de ces nombreux impacts positifs, on a aussi, par exemple, la diminution du risque d’attaques de requins dans la région. J’ai essayé de faire un petit résumé des impacts en français ici.
Avec quelles espèces travailles-tu? As-tu déjà eu des accidents ?
Je travaille principalement avec les requins bouledogues (10-20 par jour) mais aussi les requins tigres et les requins citrons. Les autres espèces (11 au total sur le site des Fidji) se montrent trop rarement ou ne viennent pas vraiment interagir étant donné que les mastodontes prennent souvent toute la place – À l’exception d’un jeune requin nourrice mâle très téméraire.
Plusieurs fois, je me suis retrouvé à devoir le maintenir avec mes jambes pour avoir les mains libres car il me gênait dans mon travail. Régulièrement, il nageait au milieu des bouledogues qui n’en auraient fait qu’une bouchée. On observe d’ailleurs que les bouledogues ont une forme de respect pour la vie: lorsque le Nourrice est en train de manger, les bouledogues essaient de trouver un angle pour pouvoir lui prendre la nourriture sans risquer de le blesser, quitte à la perdre. Observer ça change complètement l’image du prédateur aveugle qu’est le requin pour beaucoup de monde.
Le seul accident a été de me couper tout seul avec un couteau pendant le feeding ! Une blessure moche, profonde, avec tendons coupés, et un saignement abondant qui se répandait et sortait en nuages réguliers, alors que 15 requins bouledogues nageaient autour de moi. Leur réaction ? Reculer alors qu’ils sentaient qu’il y avait quelque chose d’anormal.
Aucun problème. Il faut bien comprendre que les requins ont des sens super-développés, et qu’ils sont aptes à faire la différence entre l’odeur de différentes espèces de poissons morts. Pour eux, le sang humain, pas assez « gras », n’a aucun intérêt, surtout s’ils sentent l’odeur de thon à côté.
Et puis, encore une fois, ces requins sont nos partenaires de travail. Ceux-là ont appris à mettre l’homme dans la case « alliés » et n’attaquent pas un homme car ils sont capables de les identifier et savent que nous ne sommes pas des proies. C’est différent avec les requins plus sauvages qui ont parfois plus de difficultés pour trouver à manger lorsqu’ils arrivent à l’âge adulte et ont davantage besoin de nourriture, avec des proies plus grosses.
Ils se mettent à chercher dans de nouvelles zones (par exemple entrent dans un lagon, ou viennent dans les vagues) et à « tester » de nouveaux types de proies (par exemple, un surfer, un nageur…).
Ça reste rarissime et ça n’arrive qu’avec certains requins à la personnalité particulière, mais ça peut arriver. Les requins nourris et « éduqués », eux, peuvent venir sur site et avoir à manger si besoin. Pas de promenade dans le lagon, pas de prise de risque sur de nouveaux types de proies. De plus, ils connaissent déjà l’homme, qu’ils ont mis dans la case « alliés » et non proies – comme pour un Rémora ou un labre nettoyeur. Cela n’exclut pas le risque à 100%, mais si on travaille sur un programme intelligent avec rigueur et discipline, le risque d’attaques dans la région diminue réellement, y compris à grande distance au fur et à mesure que les différents requins de la zone sont « éduqués ».
D’ailleurs, il suffit de regarder les statistiques: ce sont les zones où il y a du feeding qu’il y a le moins d’attaques malgré le fait que le feeding soit trop souvent fait à la « cow-boy » (donc mal fait!) et malgré le nombre d’interactions homme-requin largement supérieur dans ces endroits.
Les rares cas d’attaques sont provoqués, souvent par un « feedeur » qui prend des risques inutiles, par exemple celui de vouloir jouer au héros devant la caméra ou la plongeuse du jour… Je suis d’ailleurs contre le hand-feeding, à part dans certaines conditions très particulières et exceptionnelles, dans un but précis, scientifique ou d’éducation (du requin), mais loin des caméras.
Tout ça me fait penser à La Réunion…
Sujet épineux ! Au vu des attaque récentes, il n’existe toujours pas de solution.
Une des pistes possibles pour diminuer le risque d’attaques est de reconsidérer le problème dans sa globalité et de presque tout reprendre à zéro. Avec les nouvelles données scientifiques et l’expérience acquise, on pourrait réfléchir à un nouveau programme.
Certaines actions entreprises dans le passé ont été les conséquences de réactions émotionnelles, donc pas forcément adéquates, par manque d’informations.
La situation globale me fait penser à l’histoire des pays qui interdisent la commercialisation des requins en voulant bien faire. Les bateaux pêchent toujours autant de requins, sauf qu’au lieu de remplir leur cales avec et de rentrer au port, ils les rejettent morts à l’eau et continuent de pêcher, tuant ainsi plus de requins. Cela a un effet opposé s’il n’est pas accompagné d’autres actions réfléchies.
Je pense que les intentions ont été bonnes à la Réunion, mais que l’effet a été perverti par la force des choses. Aujourd’hui, cela s’est dégradé et transformé en batailles stériles, c’est dommage!
La plupart des acteurs ne sont pas toujours compétents pour comprendre la profondeur du problème. Je vais exagérer un peu, mais tu imagines la catastrophe si tous les profs de math et les mécaniciens du coin débarquent à la NASA pour reprendre le programme spatial?
Avoir 10.000 plongées, avoir surfé ou chassé pendant 40 ans à la Réunion, avoir vu des centaines de requins dans sa vie ou même tout ça cumulé ne suffit pas, loin de là. Ça n’a presque rien à voir en fait, c’est hors-sujet (en anglais on dirait « irrelevant »). Le problème est bien plus complexe et requiert une réelle compréhension des requins, de leur façon de réagir, de leur psychologie, de leurs habitudes. Tout cela ne s’apprend pas dans les livres. L’expertise locale est importante mais ne doit pas supplanter une réelle expertise éthologique.
Pour pouvoir en parler plus précisément, il faudrait aussi plus de transparence sur ce qui a été entrepris. Où est le plan d’action clair, justifié, validé par les experts ? Des millions d’euros sont investis pour résoudre ce problème sans réelle transparence. Comme souvent, on gère un problème par des subventions qui ne sont pas toujours bien utilisées et par une politique de l’émotion et de la communication à court terme.
Bref, il y a beaucoup d’inconnues et c’est un problème complexe.
Est-ce qu’un programme similaire à celui que tu as développé aux Fidji fonctionnerait ?
Probablement. Les pays qui en bénéficieraient le plus dans la zone seraient Maurice et Les Seychelles. À La Réunion c’est plus difficile à cause de la géographie, mais possible. Si c’est envisagé, il faudrait surtout mettre en place un plan d’actions adapté avec des personnes compétentes. Il arrive que certains pensent pouvoir travailler avec les requins, puis abandonnent lorsqu’ils se rendent compte qu’ils ne maîtrisent rien du tout et qu’ils se sont fait peur! Parfois, après une morsure… Cela ne s’improvise pas. Il est primordial que ce plan d’actions soit mené par des personnes expérimentées, ayant déjà monté ce type de projets et ayant déjà travaillé avec des requins bouledogues sauvages. Nous ne sommes vraiment pas nombreux !
Mais les effets sont simples:
- On nourrit les requins donc ils s’éloignent des plages et ne s’aventurent plus dans des zones moins profondes. Il y a aussi moins de risque qu’ils s’attaquent à de nouveaux types de proies puisqu’ils ne sont plus en pénurie alimentaire.
- On leur apprend que l’homme (et le surf dans le cas de La Réunion) ne se mange pas !
- On obtient une base de données avec leur personnalités individuelles, quitte à supprimer les requins jugés « à risque ».
Cela n’exclut pas d’autres actions en parallèle, comme par exemple les récents tests pour l’utilisation des filets de type forêt de kelp, la dépollution des eaux, la surveillance.
Il y a de nombreuses choses à faire et à tester ou à poursuivre, mais en quelques années il n’y a aucune raison (sauf sabotage!) pour que le risque d’attaque ne puisse pas passer en dessous du seuil naturel.
Et je me répète: il faut pour cela que ce soit BIEN fait ! Beaucoup de modèles « shark dive » d’autres pays ne sont pas adaptés à La Réunion.
Un conseil si on se retrouve en plongée en face d’un requin bouledogue ?
Si vous pouvez le voir, c’est qu’il est probablement sans danger, alors profitez !
Si vous n’avez pas confiance: restez près du fond, gardez-le à l’œil, ne vous faites pas hypnotiser par un requin au risque de ne pas voir l’autre ou d’oublier vos paliers, votre air, votre binôme. S’il vient trop près, faites-lui face quitte à aller vers lui brutalement. Enfin, il existe un son qu’on peut faire avec la bouche sous l’eau qui les fait fuir efficacement, mais difficile de partager à l’écrit ! Venez me rejoindre sur l’expédition shark college avec SeaDoors aux Philippines et je vous l’apprendrai avec plein d’autres choses !
Un dernier message ?
Oui, aux politiques, aux hommes et aux femmes de pouvoir ou qui ont accès à la richesse. Vous pouvez faire la différence facilement grâce à vos statuts uniques.
On parle beaucoup de perte de la Biodiversité en ce moment, c’est sans doute le moment d’agir, de faire le bien pour tous ! Il suffit d’un projet local, d’une loi, d’une réorientation, et vous pouvez être des héros. Pas ceux des films, mais ceux qui existent vraiment. Faites partie de ceux-là.
1 commentaire
Bravo Thomas pour cet article. Je vois que ta pensée évolue et on sent une maturité dans ton discours.
C’est un bien beau projet que tu as mené aux Fidji et j’espère que tu pourras continuer. Tu as tous les outils pour !