Le mérou sentinelle
Le GEM, Groupe d’Etude du Mérou, est né d’une idée simple : partager les expériences des gestionnaires d’Aires Marines Protégées, comparer, recouper leurs données, en choisissant une espèce clé qui devienne un bon indicateur de la qualité du milieu. Et c‘est tout naturellement le mérou brun qui a été désigné. En 1986, on ne compte que six membres actifs, issus des Réserves naturelles des Lavezzi, de Scandola et de Banyuls, puis du Parc National de Port-Cros. Mais très vite, le réseau s’élargit, de plus en plus de biologistes, de gestionnaires, de membres de la FFESSM, chasseurs ou apnéistes, de journalistes, photographes, rejoignent le mouvement. Aujourd’hui, ils sont plus de 120, français mais aussi venus d’autres pays du pourtour méditerranéen.
Des populations qui augmentent partout
Au départ, le GEM s’attache bien sûr à mesurer l’évolution des écosystèmes et des populations de mérous dans les AMPs, compte tenu de ses objectifs de connaissance et de conservation. « Mais les missions, explique Philippe Robert, président du GEM, se développent de plus en plus hors des zones protégées, comme à La Ciotat ou sur la Côte du Massif des Maures par exemple. Et il est intéressant de constater que la croissance des populations du mérou brun est (très) observable partout, même si le rythme est parfois plus lent ailleurs, à cause d’une population moins nombreuse au départ et avec toujours quelques risques de braconnage bien connus. »
Premier recensement d’envergure mené à Scandola cet été
Depuis la naissance du GEM, des opérations de recensement avaient déjà été menées en Corse, mais la mission effectuée cet été dans les eaux de Scandola était la première de cette envergure. « Auparavant, explique Jean-Michel Cottalorda, seuls quelques comptages avaient été réalisés sur place par nos collègues corses, Jean-Marie Dominici et Jean-Michel Culioli. Et en 1975, quelques mois avant le classement en Réserve naturelle de Scandola, un premier comptage (état zéro très important) avait aussi été réalisé par une quinzaine de plongeurs et apnéistes, également sur une grosse semaine, dans cette zone alors surpêchée et sur-chassée (mission COMETES). Résultats : aucun corb et 6 mérous bruns seulement ! »
Les pyramides des âges reconstituées
Trente-cinq ans plus tard, le mérou a repris ses droits : plus de 600 individus ont été recensés cet été dans la Réserve. « Et alors que tous les résultats non pas encore été analysés, se réjouit Jean-Michel Cottalorda, nous pouvons d’ores et déjà indiquer que toutes les classes d’âge et de taille ont été observées en quantité importante. Aussi bien des petits mérous de 10 à 20 cm (1 à 2 ans) que des individus dépassant 100 à 120 cm (plus de 40 ans sans doute pour certains individus). Des parades et comportements de reproduction ont plusieurs fois été observés dans la zone centrale de la Réserve et des bébés mérous de 3,5 à 5 cm (quelques mois) ont également été observés en périphérie de la réserve, preuve d’une reproduction effective locale. »
Grâce au moratoire…et au changement de climat
« Sans aucun doute, insiste le biologiste Jo Harmelin, qui depuis le début participe à l’aventure GEM , le moratoire de protection du mérou qui l’interdit à la chasse sous marine et à la pêche à l’hameçon sur nos côtes de Méditerranée française (avec quelques ajustements en Corse), est responsable de ce retour progressif du mérou sur toutes nos côtes offrant des habitats à cette espèce. » Au delà de la réglementation, le travail de sensibilisation, d’information, et une prise de conscience de la part de nombreux chasseurs sous-marins ont aussi joué leur rôle. Les scientifiques n’excluent pas non plus l’effet probable du réchauffement climatique qui favorise désormais la reproduction dans la partie Nord du bassin occidental de la Méditerranée. « Globalement, conclut Philippe Robert, le contexte est donc plutôt favorable à ce que le mérou brun retrouve peu à peu l’équilibre de ses populations en fonction des habitats et des proies disponibles. On observe par exemple un net ralentissement de la croissance de la population de Port-Cros, très probablement lié à la disponibilité des habitats autour de l’île. »
Des connaissances à compléter
L’étude du comportement et de l’écologie des espèces marines a démarré avec l’observation in situ, donc avec la plongée sous marine, en scaphandre ou en apnée. « C’est donc un phénomène très récent, insiste Philippe Robert. Et même si l’on commence à comprendre des éléments clés de la vie de ce poisson (régime alimentaire, modalités de reproduction, dynamique de ses populations …), il reste encore beaucoup à apprendre de cette espèce tant pour sa biologie que pour son écologie. Parmi les nombreux domaines de recherche, on peut citer : les modalités de changement sexuel en relation avec la structure en âge des populations locales, les conditions plus précises de la reproduction, le développement larvaire, la faisabilité d’une aquaculture de ce poisson, certaines inter relations avec d’autres prédateurs de l’écosystème… » Les généticiens étudient également les différences génétiques entre nos mérous bruns, et ceux du Brésil ou de l’Uruguay.
Etudier aussi les cousins du mérou brun
Le groupe s’attache également à mieux connaître les autres espèces de mérous, de plus en plus nombreuses sur nos côtes et pour lesquelles, très peu d’informations sont aujourd’hui disponibles. Et Scandola, là encore, représente un site d’étude exceptionnel du fait qu’on peut y rencontrer, outre le mérou brun (Epinephelus marginatus), 4 autres espèces de mérous : le très beau mérou royal (Mycteroperca rubra), la badèche (Epinephelus costae), le mérou gris (Epinephelus caninus) et des cerniers (Polyprion americanus). « A part aux Lavezzi (où ils sont beaucoup plus rares), explique Jean-Michel Cottalorda, cette configuration n’existe que bien plus au sud de la Méditerranée. Certaines de ces espèces sont occasionnellement pêchées dans les fonds corses par les pêcheurs professionnels depuis longtemps. Mais depuis quelques années, les scientifiques peuvent maintenant observer de plus en plus souvent certaines d’entre elles à Scandola. Des clubs de plongée en observent parfois aussi en périphérie de la réserve. »
Continuer à se mobiliser
25 ans après la création du GEM, ses membres ne relâchent pas leurs efforts. « Nous travaillons pour le futur et pas seulement pour les quelques années à venir, rappelle Philippe Robert. Les autorités nationales et régionales nous ont jusqu’à présent suivis dans nos objectifs et nos propositions de mesures de connaissances et de gestion de ces espèces emblématiques. Le dispositif du moratoire est par définition remis en question régulièrement, ce qui permet aussi d’ajuster les propositions de mesures liées à l’évolution possible du contexte et des milieux de vie de ce poisson. Il serait cependant regrettable et même catastrophique que ces protections proposées de façon temporaire mais renouvelables, soient interrompues sans autres mesures d’accompagnement. On connaît en effet plusieurs exemples, à terre et en mer, où la fin de la protection d’une espèce ou d’un milieu, aboutit très rapidement à un retour à l’état de pauvreté initial. »
Un enjeu écologique mais aussi économique
Mais Philippe Robert est confiant : « compte tenu, dit-il, des enjeux écologiques mais aussi économiques que représente ce poisson notamment pour la plongée sous marine, nous avons bon espoir que chacun, dans ses niveaux de responsabilité et d’utilisation du milieu marin, adhère à cette idée d’un retour souhaitable, équilibré et durable du mérou sur nos côtes. Chacun peut ainsi comprendre que pour la vie sous marine côtière, quand le mérou va, tout va. »