Des milliers de kilomètres pour les mastodontes des mers
Commençons notre voyage en Californie. Bordée par l’océan Pacifique, elle longe la côte ouest des Etats-Unis sur plusieurs milliers de kilomètres jusqu’au Mexique (Baja California) et sa péninsule qui protège le Golfe de Californie, également connue sous le nom de Mer de Cortès, dont une partie est classée au Patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO, notamment la nouvellement baptisée île Jacques Cousteau. C’est dans ces eaux chaudes, que chaque année à la période hivernale, on peut voir arriver près de 30 000 baleines grises (Eschrichtius robustus) après avoir nagé environ 8000 kilomètres depuis le détroit de Béring. Pourquoi un si long voyage ? Cette zone du nord du Pacifique, entre la Sibérie et l’Alaska, possède des eaux qui regorgent de plancton, principale nourriture des baleines. Elles peuvent ainsi se nourrir à volonté, et stocker une importante masse de graisse, véritable « parka » leur permettant de survivre dans ces températures polaires. Mais c’est aussi la réserve d’énergie qui leur permettra d’accomplir ce long voyage vers le sud. Car il est inimaginable de mettre bas dans ces eaux glacées, les baleineaux ne survivraient pas. C’est donc dans cette Mer de Cortès, que les baleines grises viennent se reproduire, et mettre au monde leur petit, chaque année, à partir du mois de décembre. Quelques mois après, généralement en avril, lorsque les baleineaux ont assez de force, elles reprennent la route toutes ensemble, vers le nord, jusqu’au prochain hiver !
Longue voyageuse…
Sautons à présent d’un océan vers l’est, direction la mer des Sargasses, proche de la Floride. C’est dans cette région que naissent les anguilles, ces poissons serpentiformes que l’on trouve dans nos rivières. Commençons par le commencement… L’éclosion des œufs donne de petites larves planctoniques transparentes, appelées Leptocéphales, qui se font « aspirer » par les courants marins. Ou plus précisément, par le plus connu de tous, le Gulf Stream. Les voici en route vers le nord. Il y a en réalité deux espèces, correspondant à l’anguille d’Amérique (Anguilla rostrata) et l’anguille d’Europe (Anguilla anguilla). La première voit ses larves voyager pendant plusieurs mois jusque sur la côte est des Etats-Unis ; la deuxième, pendant environ un an en direction de l’Europe. Une fois arrivées, les larves se métamorphosent pour donner les civelles, ressemblant à de petites anguilles transparentes. Elles vont alors pouvoir entamer une migration un peu différente, en quittant le milieu marin, pour remonter le long des fleuves et des rivières. C’est dans ces eaux douces ou saumâtres, qu’elles passeront la plus grande partie de leur vie, jusqu’à 20 ans pour les femelles. Ce n’est qu’après cette longue période en tant qu’anguilles jaunes, qu’elles retourneront à la mer pour rejoindre leur lieu de naissance. Ce sont alors des anguilles argentées, matures sexuellement, qui vont se reproduire entre 400 et 600m de fond dans la mer des Sargasses. Ce sera leur dernier voyage… Elles mourront après avoir donné la vie ! Le cycle peut recommencer…
De l’eau douce à l’eau de mer et vice-versa… Pas si simple !
Peut-être que parmi vous, certain ont fait l’expérience, lors des grandes questions existentielles de votre adolescence, d’offrir à un poisson de mer fraichement capturé, un beau bocal d’eau « du robinet », dans l’espoir de l’apprivoiser… Et le premier tour que vous lui avez sans doute appris aura été de nager « le ventre à l’air » (position du poisson à l’agonie !) … évidemment !
Passer de l’eau douce à l’eau de mer, et de l’eau de mer à l’eau douce, comme l’anguille, ne peut pas se faire instantanément. C’est le fruit d’une métamorphose physiologique et physique pouvant durer plusieurs semaines.
L’anguille est un poisson dit « catadrome », c’est-à-dire qu’elle passe la majeure partie de sa vie en eau douce, et migre en mer pour se reproduire (‘cata’ en grec signifie ‘vers le bas’).
Un poisson vivant en mer, et migrant dans les rivières pour se reproduire, est dit ‘anadrome’ (‘ana’ en grec signifie ‘vers le haut’). Le plus connu est bien sûr le saumon, que l’on peut voir bondir dans les petits cours d’eau pendant la période de reproduction.
Dans la peau d’un migrateur
Continuons notre tour des océans… direction le sud de l’Australie, non loin de Melbourne. Chaque année, il est possible d’assister à des scènes dignes des plus grands films de science-fiction.
Remontant des profondeurs, des milliers, ou plutôt des dizaines de milliers d’araignées de mer géantes (Leptomithrax gaimardii), se rassemblent, formant une véritable armée de blindés. En quelques heures, les fonds se retrouvent complètement recouverts d’un tapis de plusieurs couches de ces crabes à longues pinces… Après avoir porté leur carapace pendant toute une année, il est temps d’en changer. L’union faisant la force, les voici plus en sécurité pour muer : le risque lorsque le crustacé s’extirpe de sa vieille carapace est de se faire attaquer, alors que la nouvelle n’est pas encore dure. Bien sûr, au passage d’un grand prédateur, tel une raie pastenague, certaines se feront prendre.
Ce rassemblement est aussi l’occasion pour les males et les femelles de se retrouver, et de se reproduire. Autant en profiter ! Une fois les opérations terminées, tout le monde s’éclipse… retour vers les profondeurs, jusqu’à l’année prochaine…
Merry Christmas Crab !
Perdons nous maintenant, toujours sur l’immense territoire australien, mais un peu plus au nord, sur une île nommée Christmas… découverte bien entendu le 25 décembre, de l’année 1643, au sud de l’Indonésie. Environ les deux tiers de l’île est classé parc national, en grande partie grâce à un crustacé…
Le crabe rouge (Gecarcoidea natalis) est un étonnant occupant de l’île. Affranchi du milieu marin, celui-ci vit sur un plateau recouvert de forêt, à plus de 300m d’altitude. C’est un milieu humide, mais limite ses efforts aux moments où l’humidité est la plus élevée. Lorsque l’air est trop sec, il se réfugie dans un terrier.
Mais lorsqu’arrive la saison humide, en novembre, les crabes rouges, estimées à plus de cent millions d’individus, commencent leur pèlerinage annuel : il faut rejoindre la plage pour se reproduire et pondre! C’est ainsi qu’ils envahissent les routes et les rues sur leur passage. De véritables marées rouges sur la terre ferme ! Et le trajet peut durer près d’une semaine. Ce sont les mâles qui partent les premiers, pour aller creuser les terriers qui serviront de nid d’amour. Les femelles les suivent et pondent leurs œufs dans l’eau, après la reproduction. Chaque individu, après être passé dans l’eau pour réhydrater ses branchies, entame à nouveau sa longue marche jusqu’à la forêt. Les larves, après avoir grandi en mer pendant un mois, deviennent des jeunes crabes, qui sortent de l’eau pour rejoindre les adultes…
Quand tous s’acharnent sur les sardines !
La chaîne alimentaire… c’est sans doute ce qui relie le plus les espèces entre elles dans la nature. Imaginez un instant une scène des plus théâtrales que l’océan puisse nous donner…
Le Cap de Bonne Espérance, Afrique du Sud. Chaque année à la même saison, une scène inouïe se reproduit sans que l’on ne comprenne vraiment pourquoi. Les sardines Sardinops sagax se rassemblent le long des côtes, par millions, formant de véritables masses sombres, semblables à d’immenses sous-marins. Elles se font porter par les courants froids qui remontent vers l’Océan Indien. L’occasion est trop belle. Rarement, le plat est servi aussi facilement. Les bancs de dauphins arrivent, et se mettent en chasse… c’est le début de ce que l’on appelle le « Sardine Run ». Ils encerclent les sardines, fragmentent le banc en plusieurs boules, les font remonter vers la surface, et foncent dans le tas pour les attraper. Les fous de Bassan percutent la surface à une vitesse fulgurante. Ces missiles venus du ciel entrent dans la partie de pêche… et seront rapidement rejoint par les requins, les otaries, et le plus grand animal de la planète, la baleine bleue. Tous sont venus pour les sardines et se côtoient dans la plus grande indifférence. La boule rétrécie à vue d’œil… petit à petit les sardines disparaissent, attaquées de tous côtés.
Lorsqu’elles atteignent les premiers courants chauds de l’Océan Indien, il sera temps de faire machine arrière. Peu de survivantes reviendront vers les eaux du Cap… ce qui laisse présager que la raison de cette migration est purement sexuelle…
La plus grande migration de la planète
Et si finalement tous ces évènements que l’on vient de décrire n’étaient que la face cachée de l’iceberg … Bien que spectaculaires, et pas toujours élucidées, elles deviennent une goutte d’eau dans l’océan face à la plus grande migration de la planète. Aussi grande que discrète… et pourtant d’une fréquence si bien réglée.
Chaque nuit, le phénomène recommence… dès que la lumière du soleil disparait, le phytoplancton, qui a tant besoin de l’énergie solaire en journée, entame sa lente migration vers les profondeurs, à la recherche de nutriments.
Pendant ce temps, le zooplancton et certains grands animaux comme les calamars, qui eux n’ont nul besoin de lumière et vivent à de plus grandes profondeurs, remontent vers la surface pour trouver de la nourriture tout en restant en relative sécurité. Ce serait trop dangereux d’y venir en journée.
C’est ainsi que chaque nuit, ces migrations nycthémérales (un nycthémère est un cycle jour-nuit. Le mot vient du grec nukhthêmeron, mot composé à partir de nuktos signifiant nuit, et hêmera signifiant jour) se produisent dans toutes les mers et océans de la planète, déplaçant des biomasses incalculables tant elles sont immenses ! Aux premières lueurs de l’aube, chacun aura repris sa place…
Toutes les espèces ont besoin de se déplacer pour assurer leur pérennisation. Même les sédentaires ont trouvé un moyen de coloniser de nouveaux lieux, notamment par la dissémination des larves en pleine eau, qui voguent au grès des courants. Les migrations sont d’ailleurs bien souvent vitales… N’oublions pas, se nourrir et se reproduire, c’est bien là les seuls obligations du monde vivant !