Il y a un mois et demi, nous avons perdu Henri-Germain Delauze. Cette semaine, Albert Falco s’en est allé. La génération qui nous a guidés, émus, transformés est en train de prendre le large. Il y a quelques semaines, nous voulions croire Bébert éternel en vous présentant son dernier livre. Nous y retrouvions les racines de son enfance, tout ce qui l’a construit. Nous aurions pu ici, une fois encore, raconter sa vie, son extraordinaire parcours, ses aventures. Nous avons préféré donner la parole à l’un de ses amis, Pierre Martin-Razi, pour évoquer l’homme qu’il était.
“Une heure vingt du matin, le 22 avril. Un SMS détruit le calme de la nuit : Bébert est mort… Bébert est mort ? Oui. Bébert est mort. Trois mots ressassés jusqu’à l’invraisemblable. Trois mots terribles. Une phrase simple et obscène. Bébert est mort ? Et puis quoi encore ? Ce n’est pas vrai ! Bien sûr, depuis des semaines je savais l’inévitable. Là, pourtant, figé dans la froide solitude de l’aube renaissante, je me refuse à croire l’impossible… La camarde peut bien aller promener sa sinistre silhouette ailleurs, Bébert reste là, indestructible. J’entendrai toujours sa voix aux intonations nasillardes, je partagerai encore mes repas avec lui et, à jamais, il sera dans mes plongées pour m’accompagner, le regard émerveillé derrière son masque d’un autre temps.
Raconter Albert Falco ? Il l’a fait lui-même mieux que quiconque, porté par l’enthousiasme et ce don du verbe et de l’image reçu dans le Marseille de son enfance. Évoquer ce que chacun sait ? Calypso ? Les milliers de plongées ? La soucoupe Denise ? Diogène, la première maison sous la mer aux îles du Frioul (dont on va célébrer l’anniversaire des soixante ans en septembre prochain) ? Shaab Rumi ? Le combat pour la préservation des océans, l¹engagement auprès des jeunes ? Sa lutte pour la sauvegarde des calanques marseillaises symboliquement concrétisée ces jours-ci ? Je le ferai ailleurs, peut-être, en journaliste.
Je préfère aujourd’hui, plongeur parmi les plongeurs, tendre la main à ceux qui n’ont pas eu la chance de connaître le capitaine de Calypso pour les entraîner au tout début des années quatre-vingt-dix, un matin très tôt au mouillage de Terre de Haut, dans l’archipel des Saintes. Le soleil pointe, les nuages inclinés glissent sur l’alizé. La cafetière frémit. Il fait bon. Assis dans le cockpit de mon voilier, je regarde la mer, le sable, la frange mouvante des cocotiers. Et j’éprouve l’ineffable impression d’appartenir à un univers où tout parait en ordre. Dans quelques jours, je vais traverser vers l’Europe et j’attends, voiles ferlées, ailes repliées… Plus loin, de l’autre côté de la baie, un catamaran inconnu tire gentiment sur son câblot.
Un type plonge de la plate-forme arrière et nage droit sur moi, sans hésitation. Son crawl a la régularité d¹un métronome. Quelques minutes plus tard, deux bras solides s’appuient sur la jupe du bateau, un visage surgit : Bébert. Merde ! Si je m’attendais… Sourires. De loin, le bougre m’avait reconnu. En mer, rien ne lui échappait. Son oeil était celui d’un vrai marin, sa mémoire visuelle aussi vitale que redoutable de précision. D’un coup de rein, il est monté à bord puis, un mug à la main, nous avons parlé des demains désormais évanouis alors que je peine à écrire ces mots. Nous avons parlé longtemps. Le soleil est monté. Je lui ai proposé de m’accompagner dans ma traversée prévue en solitaire, ce qu’il a décliné faute d’envie et de temps, lui qui en donnait pourtant beaucoup à ses amis. Sans doute voulait-il me laisser prendre seul un chemin choisi depuis des mois, un chemin qui m’appartenait. J’ai aussi compris que, de son côté, mille combats l’attendaient encore, combats qu’il a menés avec opiniâtreté et courage sans jamais se départir d¹une jeunesse d’esprit et d’une lucidité critique sur le monde et peut-être plus encore sur lui-même.
Ce jour-là, petit coquillage blanc dans une existence de sel et d’eau, pouvais-je imaginer qu’une infinité de vagues plus tard, Bébert serait à mes côtés pour témoigner d’une traversée d’un autre genre, d’un engagement tout aussi parsemé de coups de vent mais également lumineux ? Bien plus que la générosité douteuse, Bébert possédait le sens subtil et délicat du cadeau sans calcul. La nuance est de taille et c’est aussi pour cela que je l’aimais. C’est aussi pour cela que je l’aime.
En le présentant à Cousteau au commencement des fouilles du Grand Conglu, Jean Flavien Borelli l’avait décrit comme le dieu de l’eau. Le premier président de la FFESSM se trompait, réducteur. Bébert était bien davantage. Au-delà du plongeur exceptionnel, nous savions l’homme bon, nous savions le… Les mots me manquent, ma vue se brouille, je n’y arrive plus. Ma main tremble, la fatigue m’assaille. En une fulgurante décennie, mon carnet d’adresses est devenu nécropole, sa lecture est insupportable. Maintenant que je sais la philosophie vaine et la religion sans effet, que me reste-t-il ? L’amour des miens et mon goût pour la mer. Et ce goût – me faut-il l’avouer maintenant ? – enfant rêveur, je le dois à Bébert. Comme beaucoup.
Parce que c’était un ami, Albert Falco a été, pendant plus de trente belles années, la ponctuation des moments les plus heureux de ma vie. Et il restera cet ami jusqu’à ce qu’arrive mon tour. C’est ainsi : en demeurant à mes côtés, Bébert va continuer de m’aider à vivre. J’embrasse Maryvonne. Très fort.”
Pierre Martin-Razi