2018, l’année du changement ?
L’Égypte a été boudée par les plongeurs européens pendant plusieurs années après la révolution égyptienne (du 25 janvier au 11 février 2011) et le Printemps arabe (depuis 2010 à aujourd’hui). Entre 2010 et 2016, le nombre de touristes a diminué de 64 %, infligeant au pays une crise économique sans précédent. Le nouveau président égyptien (depuis le 8 juin 2014) Abdel Fattah al-Sissi a décidé de réarmer l’intégralité des corps militaires de son pays. Aussi, la fameuse affaire des deux navires porte-hélicoptères Mistral destinés à la Russie puis revendus aux égyptiens prend dans cette histoire de requins toute son importance.
En effet, depuis 2016, les autorités des garde-côtes égyptiens, qui délivrent les permis et autorisations aux bateaux de croisières de plongée, interdisent l’accès à la zone du Sud (sous Port Berénice) sans préavis. Les raisons évoquées sont liées à des essais militaires sur les deux Mistral au large de Port Berénice. Cela ferme de fait l’accès à Saint John’s reef et Abu Fendira, représentant de juillet à novembre plus d’une centaine de départs de bateaux de croisière. Pour rappel, les conditions de plongées permettent sur ces deux zones d’accueillir des petits niveaux de plongée (niveau 1 ou Open Water Diver).
Les garde-côtes donnent parfois à la dernière minute des permis pour d’autres zones, celles des sites du large, lieux où l’on retrouve des conditions de plongées plus difficiles… et des requins. Ainsi, pendant certaines semaines, ces sites de plongées se sont retrouvés saturés de bateaux (jusqu’à 32 bateaux aux Brothers) avec des plongeurs inexpérimentés qui ont dû faire face à l’espèce de requin considérée comme probablement la plus imprévisible, le requin océanique (Carcharhinus longimanus).
2018 fût l’année où l’industrie de la plongée a été la plus prolifique mais aussi l’année où on a observé le plus de requin océanique depuis 2009. La population a clairement augmentée et s’est sédentarisée plus longtemps autour des sites. Les autres années, les requins océanique étaient plutôt de passage. C’est l’observation au quotidien des requins qui nous permet d’affirmer cela.
Les faits
Quatre cas de morsures ont été enregistrés, un en juin et trois en novembre. Deux incidents à seulement 48 heures d’intervalle ont entraîné de légères lacérations à la hanche du plongeur et un autre a endommagé le gilet stabilisateur du plongeur, mais ne l’a pas blessé.
L’incident le plus grave a eu lieu le 3 novembre 2018. Une séquence vidéo de l’interaction (que nous avons décidé de ne pas publier) montre un plongeur inexpérimenté semblant paniquer (ou du moins agitant les bras et donnant des coups de pied). Le requin mord ensuite la jambe d’un autre plongeur à proximité, qui subit une grave perte de tissu au niveau du mollet. Durant cet incident, et lors des autres incidents rapportés, on ne perçoit aucun comportement alimentaire.
Bien que quatre cas de morsures ont été enregistrés sur une courte période en 2018, de telles interactions sont très rares si on les rapporte aux milliers de plongeurs qui visitent les Brothers chaque mois. De mémoire, il s’agit des premières morsures de requin océanique sur des plongeurs. Les attaques de Sharm-El-Sheikh en 2010 par le(s) requins océanique et qui ont causé en surface de graves blessures à deux femmes et la mort tragique d’une troisième restent des incidents très isolés compte tenu des millions de touristes qui visitent la mer Rouge chaque année.
Les rumeurs
Des milliers d’internautes, professionnels de la plongée et plongeurs du monde entier, se sont laissés aller à des spéculations, suppositions souvent simplistes. N’oublions pas que dans un écosystème aussi complexe que celui du large de la mer Rouge, il faut prendre en compte des dizaines d’éléments, et par conséquent les causes sont multifactorielles…
Le nourrissage (ou “feeding”), délibéré ou involontaire (rejet en mer des poubelles organiques), fut désigné comme principal responsable de ces incidents. Ont également été évoquées l’incompétence des guides qui donneraient des mauvaises informations aux clients, et les mauvais comportements des plongeurs ne sachant pas interagir correctement avec les requins. Certes, ces facteurs peuvent être reliés aux faits, mais ne sont pas suffisant pour bouleverser le comportement général d’une centaine de prédateurs sur une période aussi courte. D’une façon globale, il y a probablement moins de nourrissage, et le comportement des plongeurs n’a pas changé. Alors, pourquoi ces facteurs seraient l’explication en 2018, et pas en 2007 ?
Ce que nous savons
Bien que la pratique du “feeding” fût autrefois assez courante (parfois avec du poulet congelé), elle est beaucoup moins fréquente de nos jours. Quelques cas rares ont été rapportés (notamment à Daedalus où pour rappel aucun incident n’a été enregistré) mais elle est tellement futile qu’elle ne permet pas d’expliquer le cas des Brothers. Cependant, les déchets organiques rejetés accidentellement, délibérément ou par négligence des bateaux de croisière directement sur les sites de plongée ont certainement, avec le temps, conditionné les requins à rester sous les bateaux dans l’espoir de trouver de la nourriture facile.
La pêche illégale par les marins (du bateau ou en annexe) conduit inéluctablement les prédateurs opportunistes que sont les requins océanique à avoir recours à de la nourriture facile. Avec le temps, les requins ont associé bateau et bruit du zodiac avec la possibilité de trouver de la nourriture. En témoignent directement les requins que l’on retrouve d’une semaine à l’autre avec des hameçons flambants neufs sans présence de bateaux de pêche… Il s’agit d’un phénomène récurrent qui constitue indirectement une forme de comportement non naturel d’alimentation des requins.
Comme décrit dans la première partie, la pression accrue de l’industrie du tourisme autour des deux îles avec ce qu’elle implique a clairement eu sa part de responsabilité dans cette affaire. Avec le nombre de bateaux et de plongeurs rencontrés sous l’eau, cela représente une activité continue pendant plus de dix heures par jour. Les requins ont été confrontés à un nombre incalculable de scénarios pouvant impliquer des comportements contre l’homme.
L’expérience nécessaire et les certifications requises pour plonger en toute sécurité aux Brothers sont également des facteurs indiscutables. À la vue d’attitudes et niveaux de plongée parfois désastreux observées sous l’eau, les comportements des plongeurs ne sachant pas comment réagir face à l’approche d’un requin a conduit à des réponses agressives et défensives qui ont augmenté les risques sous l’eau.
Hélas, tous les guides n’ont pas toujours des connaissances suffisantes à propos des requins et des comportements à adopter. Quand les guides ont les connaissances, ils ne savent pas toujours les transmettre. Et même quand ils transmettent les bonnes informations, il faut que les plongeurs les appliquent. Il faut aussi prendre en compte les représentations que peuvent avoir les plongeurs des requins et la notion de stress en situation : même bien informé, le plongeur peut avoir un comportement inadapté lors d’une interaction.
Les plongeurs passent de plus en plus de temps dans le bleu sur le territoire des requins. Cela peut augmenter la territorialité ou la gêne occasionnée par la présence de plongeurs et entraîner de la compétition ou de l’intimidation.
L’étude des témoignages et des images a également écarté la théorie du « requin voyou ». Les quatre morsures ont été effectuées par trois requins différents identifiés dans la base de données existante.
Au total, il n’y a une chose qui soit sûre, c’est que nous ne savons finalement que peu de choses ! En effet, il est impossible de quantifier la mémoire à court et moyen terme des requins. Juger qu’ils sont capables d’assimiler la plupart des facteurs décrits plus haut est très hypothétique. Il est fort probable qu’il existe d’autres causes liées à la vie et l’interprétation que les requins font des situations qu’ils rencontrent mais nous ne pouvons pas les identifier et les prouver. C’est la limite de nos observations que nous devons accepter, pour surtout éviter l’anthropomorphisme.
Directives du Gouvernement, une première
En réaction, les autorités égyptiennes ont décidé le 7 décembre 2018 de fermer les Brothers aux activités de plongée pour le reste de l’année. Sage décision du gouvernement pour éviter toute escalade ou potentiel incident plus grave. Cette fermeture a été prorogée jusqu’à fin mars 2019. Les Brothers ont été fermées pour tenter de ramener les requins à un comportement plus naturel : chasser et se nourrir en haute mer plutôt que de se rassembler à proximité de bateaux de plongée.
Aucun projet de pêche punitive comme orchestrée en 2010 suite aux incidents de Sharm-El-Sheikh (accompagnée de pêche illégale par deux bateaux yéménites) n’a été prévu. Au lieu de cela, les autorités ont mis en place une surveillance de la situation autour des îles, sans interférer avec les plongeurs et les bateaux. L’objectif est de recueillir informations détaillées pour supprimer les facteurs qui amènent les requins à se rassembler autour des bateaux de plongée et qui pourrait être à l’origine de comportements plus agressifs. Les résultats permettront de mettre en place des procédures efficaces. Les résultats de ces études n’ont pas encore été officiellement publiés.
Pendant la fermeture, la Chambre de plongée et de sports nautiques (Chamber of Diving and Water sport, ou CDWS) a demandé à tous les guides de plongée et à tous les opérateurs de croisière de participer à un cours obligatoire de sensibilisation aux requins. Le programme de formation a été mené par la biologiste Elke Bojanowski, fondatrice du projet Red Sea Sharks.
Dans une déclaration publiée par la CDWS le 15 mars 2019, une liste des nouvelles règles à suivre par les exploitants de bateau de croisière a été publiée :
« Toutes les opérations de plongée des membres de la CDWS doivent respecter les dispositions mentionnées dans le décret du gouverneur, comme suit :
- Il n’est pas autorisé de passer la nuit aux îles Brother. La mise en œuvre des activités de plongée ne se fera que de 6h à 16h, après quoi tous les bateaux devront partir.
- La capacité maximale journalière de bateaux sur les îles est de 18. 12 bateaux pour Big Brother et 6 pour Small Brother et uniquement pendant la durée mentionnée au point n°1.
- Pour que les bateaux de croisière puissent obtenir un permis de navigation pour visiter les Brothers, ils doivent d’abord s’enregistrer sur une liste hebdomadaire pour coordonner la CDWS et les garde-côtes.
- Il est totalement interdit de jeter des déchets organiques dans la région des Brothers. Ils doivent être déversé en pleine mer à une distance supérieure à 5 milles marins. »
L’effet des nouvelles règles sera sans aucun doute surveillé. Réduire le nombre de bateaux dans la région peut diminuer quelque peu la pression des plongeurs, bien que la limite de 18 bateaux permette toujours à plusieurs centaines de plongeurs par jour de visiter chaque île aux heures de pointe.
L’objectif est de réduire les potentiels stimuli incitant les Carcharhinus longimanus à rester sur les sites de plongée pendant de longues périodes. Cela donnera à l’industrie la possibilité de revoir ses pratiques, d’assurer la formation appropriée de toutes les personnes concernées, et de s’assurer que les contrevenants aux pratiques convenues soient sévèrement punis.
Cela signifie également que les itinéraires impliquant les Brothers devront être raccourcis et modifiés car il n’y a pas d’autres abris pour que les bateaux puissent s’amarrer. Aller et venir chaque jour nécessiterait une énorme quantité de carburant et serait donc prohibitif sur les plans financier et environnemental. Des mises à jour seront fournies au fur et à mesure que d’autres informations seront fournies.
Idéalement, les Brothers devraient être fermées au moins trois mois par an pendant la saison creuse (décembre, janvier et février) afin que les requins océaniques reprennent leurs schémas de déplacement normaux et puissent retrouver leur habitat naturel, la haute mer, éloignée des îles, des récifs… et des plongeurs.
Les enjeux écotouristiques, le débat
Le requin océanique est le symbole économique de la plongée en Égypte. L’attrait écotouristique qu’il représente (plus de 15 000 plongeurs en 2018) lui vaut aujourd’hui une protection locale et l’Égypte, en pleine crise économique, ne souhaite pas tuer la poule aux œufs d’or. Cependant, reprenons le contexte sous un autre point de vu avec un autre animal : les dauphins.
Il existe depuis une quinzaine d’année des croisières exclusivement dédiées à l’observation des dauphins. Aujourd’hui aucune véritable réglementation ministérielle n’a été mise en place par les autorités. Si demain elles venaient à interdire l’accès aux sites à dauphins ou à réguler la présence de bateaux comme mis en place avec les requins océaniques, les touristes viendraient-ils encore s’ils doivent rester moins longtemps sur le(s) sites convoité(s) risquant de ne pas vivre la rencontre tant espérée ?
Oui la nature n’est pas un zoo, et oui heureusement que les rencontres restent sauvages, mais les requins resteront-ils protégés malgré ces nouvelles réglementations ? S’ils attirent chaque année de moins en moins de plongeurs qui n’auront plus l’opportunité de les observer comme avant, que se passera-t-il si de nouveaux incidents survenaient ? Les autorités décideront-elles de protéger l’économie de leur pays en sécurisant le tourisme et en prélevant à nouveau des requins ? Ou bien l’Égypte conservera ses efforts de protection d’un prédateur qui jadis remplissait les caisses de l’État ?
Affaire à suivre, aucune spéculation ne doit être faite. L’Égypte s’est tournée déontologiquement vers une voie écologique qu’il faut encourager. De nombreuses et longues études doivent être menées. Les résultats permettront de proposer un mode de gestion des sites et justifier l’action du gouvernement pour conserver les aspects écologiques, économiques et humains liés à l’activité durable de la plongée avec les requins en Égypte.
Update:
Après 8 mois de longs et laborieux travaux, j’ai le plaisir, enfin, de vous faire découvrir le catalogue (en français) des observations de requins océanique faites en 2018 autour des Brothers, Daedalus et Elphinstone.
Télécharger le catalogue ici.
Texte: Steven Surina / Shark Education
Steven Surina est expatrié en Egypte depuis 2001. Il grandi dans un club de plongée tenu par sa famille. Ses différents voyages à travers des milliers de plongées en compagnie des requins vont le conduire à étudier leurs comportements mais aussi leurs fragilités et leur conservation. Responsable et fondateur de Shark Education, il se spécialiste dans la rencontre avec les requins et propose des voyages à thème et séminaires. Il travail en partenariat avec des scientifiques du monde entier et publie plusieurs articles sur le sujet, dont deux livres, unique sur l’interaction Homme-requin.
Photos: ©Fabrice Dudenhofer
Fabrice Dudenhofer, né en 1983 dans le Sud de la France près de Marseille, est un photographe reporter indépendant. Passionné de plongée sous-marine et de photographie, il collabore depuis 2016 avec les tours opérateurs spécialisés et publie régulièrement dans divers magazines. À travers ses images, le but est simple : montrer à tous la beauté et la richesse de la vie sous la surface tout en témoignant la fragilité de ce monde sous-marin qui, plus que jamais, se retrouve menacé dans sa diversité.
Ndlr:
La rédaction de Scuba-people souhaite remercier Steven Surina de Shark Education pour cet excellent article.
La rédaction remercie également Fabrice Dudenhofer pour ces photos pleines de magies.
2 commentaires
La présence dans le périmètre des live aboards et l habitude prise par certains requins de suivre les zodiacs est en effet credible.
J’ai eu le cas lors d une mise à l eau pas loin d un liveaboard depuis un zodiac au fury shoals ya 5 ans, et une superbe rencontre avec une femelle mako assez inquisitrice et très intéressée par le parachute
clipsé à une des pectorales du harnais, juste apres la bascule. Beau souvenir.
Heureusement que les gars à bord ne pechaient pas, sinon avec le matériel traînant et collectant les éventuels résidus, ça aurait pu être un poil plus chaud qu un simple coup de nez
Très bon article , documenté et argumenté . J’ai toujours aimé les Brothers. Il faut les protéger et cela m’a l’air d’être en bonne voie . Même nous plongeurs nous avons des comportements à risques