Portées par un esprit pionnier, les expéditions Under The Pole ont pour objectifs de repousser les limites de l’exploration sous-marine par l’homme, grâce à une approche audacieuse et à une innovation permanente. Reconnues internationalement pour leur expertise de la plongée polaire, elles ont déjà rassemblé 150 équipiers, 200 entreprises et instituts de recherche partenaires. À leur tête, Ghislain Bardout & Emmanuelle Périé-Bardout, le couple qui a fait de sa passion pour l’exploration un métier et un mode de vie. Nous avons eu le privilège d’interviewer Emmanuelle Périé-Bardout à son retour du passage du Nord-Ouest.
Vous êtes des grands passionnés de plongée. Comment avez-vous commencé cette extraordinaire aventure qu’est Under The Pole ?
Nous nous sommes rencontrés avec Ghislain au centre de plongée des Glénan lorsque je passais le niveau 4. Ghislain y était instructeur depuis longtemps. J’étais moi-même navigatrice et je suis partie travailler à ce moment là dans les régions polaires. Il s’est avéré que nous avions tous deux travaillé pour Jean-Louis Thiele. C’est dans le cadre de ce travail, que Ghislain a effectué une première mission au Pôle Nord Géographique, où il a fait ses premières plongées sous la banquise. Il en est revenu complètement émerveillé avec dans l’idée d’y dédier une expédition. C’est comme cela que le projet Under The Pole est né. En 2010, nous avons réussi à rassembler les financements nécessaires pour aboutir à ce projet. Nous nous sommes énormément entraînés, plonger sous glace notamment dans le nord de la Finlande, ainsi qu’en montagne pour tirer les traîneaux et skier, tout le lot d’une une grande préparation physique. Lorsque nous sommes finalement revenus de notre première expédition, nous avons eu l’envie de poursuivre nos explorations, notamment sur la Côte Groenlandaise. Ghislain souhaitait aussi faire de la plongée à des distances plus profondes, curieux de découvrir l’environnement sous-marin vivants sous ces latitudes.
Nous sommes à la 3ème édition d’Under The Pole. Comment a évolué le projet au fil du temps ?
L’ADN d’Under The Pole n’a pas changé, puisque dès la première expédition nous retrouvions ce qu’est le projet aujourd’hui. C’est à dire présenter de manière pédagogique et éducative des données scientifiques. Cette restitution de connaissances se fait par le biais d’innovations dans le domaine de la plongée sous-marine et d’une documentation à travers films et articles de magazines. Au fil des années, le temps et les financements nous ont permis de réunir l’équipe indispensable à la professionnalisation du projet Under The Pole.
Nous avons pu nous donner des objectifs de plus en plus ambitieux, comme le programme de la capsule en étain ou encore le programme colossal que nous allons faire prochainement sur les coraux profonds en Polynésie. Cela nous permettra d’aller plus loin et de repousser les limites de temps passées sous l’eau. Nous sommes actuellement équipés d’un bureau d’ingénieurs, de professionnelles de la vidéo et de la photographie. Nous sommes quasiment autonomes, capables de tout fournir en interne.
Comment s’est constitué l’équipage ?
C’est un mélange de personnes que nous connaissions et d’autres dont nous avons fait connaissance lors de l’expédition Under The Pole II qui ont embarqué avec nous. Ce fut une très longue expédition puisqu’elle a duré presque deux ans. A l’époque nous n’avions pas encore le financement nécessaire et nous avions dû vendre notre maison pour réaliser cette expédition. Tout le monde était bénévole. Il y a eu un engagement très fort des gens qui se sont investis dans ce projet. Lorsque l’on vit 18 mois ensemble dans la glace, nous apprenons à bien fonctionner ensemble. Notre objectif était qu’à notre retour, nous soyons en mesure de salarier ces personnes là, pour conserver le noyau dur qu’est notre équipe, et continuer à travailler ensemble. Réussissant cet objectif, la plupart des personnes qui faisaient partie de cette deuxième expédition sont restées avec nous, puis d’autres se sont greffées au fur et à mesure. Nous essayons de faire en sorte que tout le monde parte sur le terrain, car il y a plusieurs postes qui comportent des tâches bureautiques, pour leur permettre ainsi de vivre et de comprendre ce qu’est une expédition sur le terrain (les enjeux, les difficultés…).
Quelle a été votre plus grande découverte lors de vos expéditions ?
C’est difficile à dire. Sur Under The Pole I ce n’était pas une découverte à proprement dite, nous voulions avant tout révéler un monde que nous ne connaissions pas et qui n’avait jamais été filmé ou photographié auparavant de cette façon là.
Sur Under The Pole II, nous avons fait des travaux scientifiques extrêmement intéressants, en particulier sur la glace de mer. Comme nous avions commencé lorsque la glace se formait et arrêté lorsque la glace fondait, il était pertinent pour les scientifiques d’avoir des relevés pendant toute la saison de la banquise et obtenir des données importantes. Mais ce qui a été certainement le plus marquant, fut la rencontre avec le requin du Groenland que nous avons pu filmer dans des conditions incroyables, jusqu’à 80m de profondeur, alors que nous ne nous attendions pas à le voir à ce moment là. Ce fut une très belle rencontre. Concernant Under The Pole III c’est en cours…
Quel est le type d’espèce qui pour vous souffre le plus du dérèglement climatique au Groenland ?
Tout souffre, il n’y a pas de hiérarchie, à commencer par les hommes et les femmes qui souffrent du manque de banquise puisque c’est leur territoire de travail, de chasse, c’est le lieu ou s’exprime la culture groenlandaise. Lorsqu’une espèce est bouleversée c’est toute la chaîne de la biodiversité qui l’est, donc forcément quand les eaux sont plus chaudes à certains endroits quelles ne l’étaient avant, il y a certaines espèces qui apparaissent et d’autres qui disparaissent. Cela entraîne une modification de l’écosystème, en particulier une grande contamination des animaux mais également des hommes par les métaux lourds.
Pourquoi avoir choisi des recycleurs comme équipement ?
Cela permet au plongeur d’être davantage en sécurité tout en offrant offrant plus d’autonomie et accessoirement un gain silence, qui n’est pas anondin.
Quelle a été la profondeur maximale atteinte lors de vos plongées ?
La profondeur maximale était de -112m en eau libre, en région polaire, et -111m sous la glace au Groenland.
Descendre si profond, quel est l’enjeu ?
Ce sont des endroits où personne n’a encore jamais plongé. Il reste énormément de choses à découvrir. Souvent dans les régions polaires, contrairement aux autres régions du monde, la biodiversité peut augmenter avec la profondeur, les eaux de surface sont plus froides et plus drainées par les icebergs malmenés par la glace et les tempêtes.
Combien d’espèces avez-vous étudiées et quelle a été la découverte la plus intéressante?
Cet été nous avons travaillé sur un inventaire des espèces rencontrées au Museum d’Histoires Naturelles avec le scientifique Cyril Gallut. Sur Under The Pole II, nous avions travaillé sur les crinoïdes avec Cyril, mais également sur les bivalves avec le CNRS de Brest. Le requin du Groenland voit très peu ou très mal. Nous avons pu filmer en train de se cogner dans les parois. Ces observations viennent confirmer les théories novatrices émises par les scientifiques. Les biologistes ont montré un intérêt pour sa vitesse de déplacement. La principale contrainte technique tient du fait des profondeurs dans lesquelles ces animaux évoluent. Ce sont des poissons qui sont pêchés pour être étudiés. Une fois prélevés, des capteurs utilisés pour récolter les données scientifiques sur leur environnement et leur évolution au sein de celui-ci, sont implantés sur chacun des spécimen. Un requin qui vient d’être pêché et relâché ne se comporte pas de la même manière qu’un requin que l’on rencontre dans son milieu naturel.
Lors de votre dernière expédition, face à un environnement en péril, qu’avez-vous avez pu constater selon vous qui représente le plus de danger ?
Il s’agit de la conclusion de la Cop 21 : de réduire à 1 degré le réchauffement climatique. Depuis, le chiffre à été revu à la baisse. Le réchauffement est un problème. Il serait illusoire de croire que nous pourrions porter des conclusions après une simple une saison saison d’étude. Une telle opération s’effectue sur des années. Je n’aurai pas l’arrogance de dire que j’ai pu constater le réchauffement climatique en direct de mes propres yeux. En revanche les relevés que nous avons faits, participent à un ensemble de mesures qui ont éte réalisées depuis plusieurs dizaines d’années par les scientifiques. Aujourd’hui, au sein des communautés scientifiques digne de ce nom, il n’a plus plus de place pour les climatosceptiques. Ce qui est très intéressant pour nous, c’est le témoignage des groenlandais sur place, qui eux sont là depuis plusieurs centaines d’années et témoignent du réchauffement climatique.
Nous sommes en train de vivre la sixième grande extinction, quel est votre ressenti face à l’exécution volontaire de la biodiversité dans nos océans ?
C’est un drame évidemment. Ghislain et moi-même essayons d’être plutôt optimistes. Il est évident qu’il faut prendre des mesures drastiques pour protéger les océans. Ce qui nous passionne à titre personnel sur le programme que nous allons mener pendant 8 mois, c’est de voir si en effet, ces coraux profonds pourraient venir en aide aux coraux moins profonds qui sont extrêmement malmenés et ainsi de sauver une partie de cette biodiversité. Les océans sont sources de vie, donc nous sommes en train de nous détruire, mais je pense que les gens commencent à le réaliser.
Comment vous est venue l’idée de la “Capsule” et comment a t-elle été élaborée ?
L’idée de cette capsule vient de Ghislain qui voudrait pouvoir passer plus de temps sous l’eau, ayant comme point de comparaison le naturaliste à l’affut en forêt, qui pour observer des comportements animaliers, n’a pas besoin de passer du temps sous l’eau. En plongée, l’idée est de s’affranchir des carcans temporels et techniques. La solution serait l’installation d’un camp dans lequel pourrions venir dormir, manger … Le principe de développement de la plongée à saturation pour des besoins scientifiques nous permettrait de rivaliser avec les moyens astronomiques utilisés par l’industrie pétrolière. Il s’agit également de mettre un pied dans le progrès scientifique actuel et à venir.
Nous possédons un bureau d’ingénieurs, Ghislain est ingénieur de formation. C’est lui qui a coordonné le programme. Nous avons un deuxième ingénieur qui possède également des connaissances dans la plongée. Le troisième ingénieur américain est spécialisé dans l’exploitation des chambres sous pression, est responsable de la gestion des brevets techniques. Nous travaillons avec les biologistes sur la mise en place des protocoles : recyclage de l’air et des procédures de sécurité. Nous avons fait ce prototype pour vérifier que tout fonctionnait bien pour mesurer les volumes et ainsi se faire une idée de ce que cela pourrait donner. Une des choses essentielles pour que la capsule puisse rentrer dans le cahier des charges, était qu’il fallait qu’elle puisse rentrer dans un container de 20 pieds pour être transportable partout dans le monde et que l’on puisse la charger ensuite sur le Why pour pouvoir l’emmener et être autonome. Nous avons lancé des appels d’offre en attente du début de la construction.
Je suppose qu’il y a un grand enthousiasme à l’idée de pouvoir la tester très prochainement.
Oui nous sommes impatients, mais la date d’essaie est prévue pour juin 2019.
Votre meilleur souvenir de plongée ?
Il n’y en a un à chaque destination, mais si je dois vous en relater un, ce serait certainement la plongée avec le requin du Groenland. Au Pôle Nord, les plongées sous la banquise donnent la sensation d’être dans l’espace tellement c’est infini. J’ai eu la chance d’explorer, au début de ma formation de plongeuse sur l’île au Petit Portum, dans les eaux de laquelle j’y ai vécu une de mes plus belles expériences.
Votre plus beau moment d’échange humain?
Sans aucun doute au Groenland avec un chasseur qui s’appelle Jorut et sa femme Joana, qui sont devenus des amis proches. J’ai eu la chance de partir 4 jours avec lui à la chasse aux phoques en traineau à chien, dans des endroits très reculés et très isolés ou j’ai pu mieux appréhender la culture groenlandaise.
Comment vos enfants vivent-ils cette aventure à vos côtés ?
Ils le vivent assez naturellement. Robin a grandi en étant sur le bateau plus de la moitié du temps, donc c’est sa première maison. Pour lui c’est normal et l’équipe qui est à bord et qu’il connaît depuis toujours est devenue une seconde famille pour lui. Le plus jeune n’a qu’un an et demi. Il a fait ses premiers pas dans le passage du Nord-Ouest cet été sur le bateau, il était ravi de voir les baleines. Ils sont tout simplement contents d’être là où leurs parents sont.
Pourquoi le nom “Why” pour le voilier ?
C’était son nom lorsque nous l’avons acheté et nous avons décidé de ne pas le rebaptiser. Nous trouvions que le nom lui correspondait bien, de part le mystère qu’il y avait autour de son histoire et d’autre part nous aimions bien le clin d’œil avec le « pourquoi pas » de Charcot.
Propos recueillis par Aurélie Kula