Le drame de Malpelo est une pièce en deux actes dont le scénario et l’issue semblent écrits. Assis bien droits dans nos fauteuils, nous sommes en train d’assister au deuxième acte dans lequel l’un des acteurs meurt sur scène. Sans lui, la pièce devra s’arrêter…
Vous connaissez déjà les acteurs, Laissez moi vous les présenter un peu mieux :
Le requin
Je suis apparu il y a 400 millions d‘années et j’ai adopté ma morphologie définitive il y a environ 100 millions d’années. Je suis placé tout en haut de la chaine alimentaire et au cours des siècles, j’ai joué un rôle majeur dans la régulation des espèces. Super prédateur, j’ai forcé les espèces inférieures à évoluer vers des formes et des comportements mieux adaptés à la vie marine. Depuis mon apparition, j’ai veillé sur les océans et joué un rôle important dans la stabilité de l’écosystème ou j’évolue. En quelques années, j’ai assisté au massacre de nos principaux rivaux, les thons rouges. Maintenant qu’ils ont disparu, c’est aux miens qu’on s’en prend d’une façon si odieuse que je n’ose vous dire ce qu’on fait à mes semblables et dans quelles conditions on rejette à l’eau leur corps mutilé. Mais vous avez du voir des photos et des films… J’ai survécu à 4 grandes périodes d’extinction au cours de mon histoire. Pourtant, j’ai un cycle de croissance long, une fécondité limitée et une maturité sexuelle tardive, ce qui me rend particulièrement vulnérable à la surpêche. Alors que notre population est restée constante pendant des millénaires, elle a subitement diminué de plus de 90 % dans les zones exploitées ces trente dernières années, et un tiers des espèces de ma famille sont directement menacées de disparition.
Le parc national
Je m’appelle Coco, Socorro, Malpelo ou les Galápagos. Je suis un sanctuaire inscrit au patrimoine mondial de l’humanité. J’ai été crée par la volonté de 21 des plus grands de ce monde. Je suis une organisation à but non lucratif. Je fonctionne grâce à l’abnégation de quelques rangers consciencieux et mal payés, par la manne de quelques sponsors écolos et au moyen de subventions d’état ridicules qu’il faut arracher chaque année à des politiciens corrompus. A l’aide de budgets dérisoires, je dois mettre sur pied une organisation capable de veiller sur des centaines de kilomètres de côtes et des milliers d’hectares de parc marin. Un espace gigantesque où une embarcation de quelques mètres peut décimer plusieurs centaines de requins en quelques heures et en toute discrétion. Dans ces conditions, ma tâche est titanesque et je ne peux lutter contre les dizaines de contrebandiers qui agissent de jour ou de nuit. Malheureusement pour notre vieille terre, les grands ce monde qui m’ont élu, ne m’ont pas donné les moyens de mener à bien ma mission. Je ne dispose ni de satellite d’observation, ni d’avion de surveillance maritime, ni même de vedette rapide, et je suis privé des ressources humaines les plus élémentaires. Dans une tentative désespérée de capter une infime partie des maigres budgets de mon gouvernement, je m’attire les foudres des douanes et de la marine nationale qui aimeraient bien mettre le grappin sur la mission de surveillance du parc, accroitre leur zone d’influence et rafler les budgets correspondants. Nous sommes un pays émergent et ici les gens sont plus préoccupés par ce qu’il y aura dans l’assiette de leur rejeton le soir que par l’écologie ou la gestion des ressources halieutiques mondiales. Je dois tenter d’exister et me justifier alors même que je dois lutter en interne contre des individus et des institutions rodées à l’art de la diplomatie et en externe, contre de véritables trusts organisés en bandes mafieuses.
Le réseau mafieux
Je suis une organisation à but très lucratif. J’ai bien compris qu’il y a une demande, donc un marché, donc des profits. Les ailerons de requins que j’achète pour quelques pesos sur les côtes pacifiques de l’Amérique latine se vendront jusqu’à 350 dollars le kg sur certains marchés d’Asie. Un rendement de près de 200%, bien au delà des meilleurs investissements sur les marchés financiers et bien moins risqué que l’activité de mes collègues narcotraficants. L’essor économique chinois est en train de remplir mes poches ! Ce n’était qu’affaire de flair et d’investissements. Pas compliqué. Pour quelques centaines de dollars, je loue les services d’un bateau et de quelques marins professionnels. Autant que faire se peut, mon bateau sera affrété dans un pays qui n’a pas de marine. C’est-à-dire personne pour me contrôler à la sortie des eaux territoriales ni au moment du déchargement sur les docs privés loués pour la circonstance. Tiens, le Costa Rica par exemple. C’est un pays neutre, le premier pays à avoir constitutionnellement supprimé son armée… Il faut aussi que ce pays soit à une distance raisonnable des plus importants sanctuaires marins du pacifique, la où les ressources regorgent : Les Galápagos, Malpelo, Coco ? Mais oui, justement… Mon équipage est chargé de récupérer des cargaisons d’ailerons de requins ou de raies, livrées à la limite des eaux territoriales équatoriennes ou colombiennes puis de les ramener ici au Costa Rica où elles seront conditionnées et réexpédiées en Asie. Alternativement, je trouve aussi des patrons de pêche sans scrupules prêts à braver les interdits et les conventions internationales. C’est de plus en plus facile puisqu’ils constatent eux-mêmes qu’il n’y a jamais de poursuite ou de saisie quand ils sont attrapés. C’est encore plus facile avec ceux là.
Le pécheur local
Je vis ici depuis des générations. Mon père, mon grand père et leurs ancêtres péchaient. Confronté à la diminution des quantités de poissons à proximité immédiate de la côte, j’ai appris à pécher plus loin et plus longtemps au péril de ma vie et de celles de mes équipiers. Il y a longtemps que j’ai compris qu’un bon poisson est un poisson attrapé, vidé et vendu. La différence entre un poisson dans la mer et celui au bout de ma ligne, c’est la quantité de nourriture dans l’assiette de mes quatre enfants. Depuis quelques mois, j’ai des nouveaux amis. Ils parlent l’espagnol comme moi. Ils m’ont équipé d’un GPS portable. Ils me donnent rendez-vous tous les quinze jours, pour décharger ma cargaison à 60 kilomètres de la côte. Ils paient dix fois le prix que m’offrent les restaurateurs locaux pour mon poisson. Ce qu’ils veulent ? Des ailerons de raies et de requins ! Avec une bonne ligne de fond et quelques hameçons, je peux sortir une dizaine de requins dans la soirée, et les remettre aussitôt à l’eau après en avoir prélevé la queue et les nageoires dorsales, pelviennes et pectorales… histoire de rester discret bien sûr ! Quand j’ai de la chance, j’attrape une raie Manta. Là, c’est le jackpot ! De quoi nourrir ma famille pendant deux semaines avec un seul coup de ligne. Mes nouveaux amis payent en cash, et si les affaires continuent comme ça, je pourrait acheter un nouveau bateau dans quelques mois, histoire d’emmener un ou deux gars de plus avec moi et d’augmenter mes prises. Quand je pense à ces abrutis du parc qui voulaient me limiter à une ligne et un hameçon et qui m’envoient les rangers à chaque fois que je rentre au port.
Moi, j’étais là avant le parc, et avant les rangers, et avant les touristes, et personne n’a le droit de me dire où et quand et combien il faut que je pêche !
Le consommateur asiatique :
Ancrée dans l’héritage culturel et dans la cuisine traditionnelle Asiatique, la soupe d’ailerons de requins symbolise la richesse, la puissance, le prestige et l’honneur. Préparée depuis l’époque de la dynastie ming (14e siècle), elle était réservée à l’empereur et aux nobles en raison de son prix élevé, de son goût et de ses vertus supposées. Elle est restée pendant des siècles le privilège de quelques riches familles chinoises. En raison de la croissance économique en Asie, elle est aujourd’hui, un met que nous, les classes émergentes, convoitons de plus en plus. Elle devient le témoin de mon ascension sociale et de ma réussite financière. Sa popularité et son prix atteignent des sommets. Elle est au menu de toutes les tables qui se respectent. Raison de plus pour qu’elle soit aussi à celle de ma fille que je marie la semaine prochaine. Les ressources sont telles qu’il serait idiot que je me prive de ce que ma famille a convoité depuis des siècles…
Fin du deuxième acte : les requins et les raies ont presque totalement disparu
Le consommateur envieux du style de vie occidental s’est tourné vers le caviar d’élevage et le champagne français !
Le parc national s’est adapté : on a érigé le long des côtes un mur de béton fait des mêmes complexes touristiques que ceux qui bordent la mer rouge. Les touristes continuent à plonger, mais pour voir des requins, il faut qu’ils se rendent dans les salles de cinémas en 3D ou dans les aquariums géants où on exhibe fièrement ces prédateurs qui hantaient nos plages et mettaient en danger la vie de nos enfants. Les infrastructures mises en place attirent des centaines de touristes chaque année. Le parc fait vivre de plus en plus de gens. Les caisses de l’état se remplissent et les budgets ont décuplé. Certes la mission du parc a changé, mais qu’elle confort de l’exercer dans ses conditions. Surtout que son directeur a pignon sur rue dans les couloirs du gouvernement et pourrait bien être nommé secrétaire d’état au tourisme.
Toujours en avance d’une guerre, survie oblige, le réseau maffieux a recentré ses activités maritimes dans l’exploitation illégale des ormeaux et des dauphins. Il se prépare aussi au retraitement des produits dérivés du cachalot et de la baleine. En prévision de la disparition annoncée de ces espèces, le gang se reconverti déjà dans la contrefaçon et la prostitution, utilisant les mêmes canaux qui leur permettait de livrer les produits de leur pêche sur les marchés de Taipeh ou de Hongkong en transitant par les ports d’East London ou de Durban en Afrique du Sud.
Notre pécheu s’acharne. Ses 4 fils ont trouvé des petits jobs dans l’un des soixante complexes touristiques de l’île. Lui ne conçoit pas sa vie autrement que sur la mer, dans sa barque qui vieillit et qu’il aurait du changer pendant qu’il en avait encore la possibilité. Son GPS est en panne et ses amis Costaricains ne viennent plus. Il faut bien se débrouiller comme avant. Ce qui est terrible, c’est que les poissons ont totalement déserté la côte. Il faut maintenant pêcher à plusieurs jours de mer et des dizaines de mètres de profondeurs pour ramener quelques kilos de poissons frais dont les touristes raffolent. Le pêcheur ne sait plus qui de sa barque ou de lui-même sera épuisé le premier, à moins qu’une nuit sans lune, une vague plus grosse que les autres les emmène au fond tous les deux en même temps.
A cette distance des côtes, personne ne s’en apercevrait…
Scénario catastrophe, prédicateur alarmiste, écolo extrémiste ?
Enième conseil et mise en garde d’une nation développée (ou les problèmes d’obésité touchent 60% de la population), à un pays en voie de développement (où l’on meurt encore de faim dans les ghettos) ?
Regardez-donc ce qui se passe chez vous pourrait dire le Costa Rica, l’Equateur ou la Colombie. Auraient-il tort ? En 2007, la Méditerranée détenait le record du nombre d’espèces de poissons cartilagineux menacés de disparition. Dans cette région, les causes de ces disparitions sont la surpêche induite par l’utilisation des chaluts et des filets dérivants qui bien qu’interdits, continuent à être utilisés sans vergogne. Les pays qui en pêchent le plus sont la Turquie, la Tunisie, le Maroc, la Grèce, l’Italie et l’Espagne. En 2007, seuls le requin blanc et le requin pèlerin étaient protégés dans les Eaux de la Communauté Européenne. L’Europe serait responsable de 56 % des importations mondiales de chair de requin. En méditerranée, la taille et la masse moyenne des requins pris sont en très forte baisse ce qui laisse penser que beaucoup de requins sont pêchés avant de pouvoir atteindre la maturité sexuelle et donc se reproduire.
L’UE prend des mesures mais seront elles suffisantes et surtout se dotera-t-on des moyens de les faire appliquer avant que comme le thon rouge, le requin ait presque totalement disparu de notre bonne vieille mer ? Allez les spectateurs. Le deuxième acte n’est pas fini. Il reste un peu d’espoir. Si, on agit, il est encore temps d’éviter l’irréparable. L’océan est plein de ressource. La planète en a vu d’autre. Il n’est jamais trop tard pour tenter de renverser un processus qui semble irréversible.
On se bouge. Il y a du boulot et ce n’est pas en restant assis sur nos chaises qu’on va aider l’océan à s’en sortir. Il faut qu’on se lève. Il faut bouger, gesticuler, dénoncer, s’activer, sensibiliser, vulgariser, démystifier, chacun à son niveau et chacun avec ses armes.
Moi aujourd’hui, c’est mon clavier d’ordinateur que j’ai choisis…
PML
9 commentaires
Je travaille sur une traduction pour nos buddies anglophones. Disponible d’ici quelques jours…
effectivement il n’ya qu’a dire
BRAVO!
je vais à Malpelo en fevrier….
kjeld
Très bon billet, tout y est dit, Vraiment Bravo!
Bravo
superbe démonstration!
Bravo
Alors là je dis : “Môssieur”…!
Bravo Patrick ! Superbe article…Rien à dire…n’y à rajouter…
Ça envoie du lourd ! Ça dépote grave !
Merci à toi Patrick, pour ce billet quant à ce combat que nous essayons de mener, chacun avec nos moyens, petits ou grands mais toujours porteurs d’une information, d’un message, d’une mise en exergue…et d’un espoir…
C’est une lutte pour la vie, pour la pérennité de se poisson emblématique, magnifique et crucial pour l’avenir de l’homme et de notre planète bleue…!
Je suis pour!
Super Monsieur Patrick ,il y a du boulot,opla suis partant.
Merci pour ce super article !