Dans le dernier numéro de Le Mag, nous avons déjà fait trois observations concernant le requin tigre. Nous allons maintenant poursuivre ces observations en analysant le comportement de ce requin, domaine plutôt délicat, comme nous allons le voir dans notre « observation N° 4 »…
Observation N°4
Bien qu’ayant effectué plus d’une cinquantaine d’immersions en compagnie du requin tigre, il est difficile de définir avec certitude les conduites et les codes de l’interaction entre ce requin et l’homme, alors que ça ne l’est pas pour les requins océanique et marteau. Lors d’un séjour en Afrique du Sud, un spécialiste du requin tigre qui plonge depuis plus de 7ans à raison de deux plongées par jour en sa compagnie, me fit part des ses observations : « La seule chose que je sais sur le comportement cet animal, c’est que je ne sais rien ! » Difficile, donc, de construire une fiche comportementale de l’espèce. Par contre, il existe deux approches significatives que nous pouvons explorer. Le requin tigre est un poisson avec lequel il est facile d’interférer car, peu farouche en présence de l’homme, c’est lui qui s’approchera des plongeurs et qui décidera des interactions. A ce jour, deux types de plongées sont faisables en présence de ce prédateur : D’une part le feeding et de l’autre les rencontres non provoquées. C’est sur l’étude de ces deux explorations extrêmement différentes que nous allons procéder à l’analyse de leur comportement.
Sous stimulation alimentaire
Cet article n’étant pas destiné à prendre part au débat que constitue cette pratique, nous nous concentrerons sur les approches des requins dans deux circonstances et lieux de « nourrissage ».
En Afrique du Sud, ce type de plongée s’effectue en dérivante, une trentaine de mètres sous nos palmes. Un tambour de machine à laver est rempli de 20kg de bouillie de sardines à une profondeur de 6 à 8m et un second bidon plus petit est disposé entre 10 et 12m, l’intérêt étant de créer un couloir olfactif permettant au requin de remonter le flux jusqu’à sa source. En plus d’attirer les requins tigres, les odeurs attirent également requins bordés (Carcharhinus limbatus) et parfois du requin bouledogue appelé là-bas requin du Zambèze (Carcharhinus leucas). Contrairement aux idées reçues, les requins tigres ne sont pas les premiers sur zone et vont laisser le territoire aux plus petits requins. Pendant ce temps, il(s) va(vont) nager au niveau du second bidon, au-dessous de nous, en arcs de cercles, à la limite de notre champ visuel qui, en raison de la faible visibilité, est réduit. Très timide, ce requin va d’abord observer. Parfois il disparaît pour réapparaître derrière nous, hors du contact visuel qui le gêne.
Photo © Gilles Di Raimondo
Petit à petit, les cercles concentriques autour des appâts vont se réduire, sa profondeur d’évolution diminuer et sa nage s’accélérer. Le requin, méfiant, aura pris le temps qu’il lui fallait pour comprendre et analyser la scène et tous ses acteurs. Une fois tout risque écarté, il devient dominant et prend rapidement possession du territoire en éloignant les autres requins et les plongeurs de la zone, ceci à condition que lesdits plongeurs n’aient pas, auparavant, montré de signes d’intrusivité. Se met alors en place un ballet, danse à travers laquelle les requins tigres présents sur zone vont suivre les mêmes axes d’approche. Du bleu vers la boîte d’appâts pour disparaître dans le bleu à nouveau et revenir ensuite les uns après les autres vers la boîte. Jouant avec la limite de la visibilité ils nous attirent et nous éloignent du groupe. Si un individu plus téméraire que les autres l’ose, il viendra renifler la boîte qui ne résiste que très rarement à la pression de ses mâchoires. Il s’en suit alors une lutte frénétique entre les requins pour engloutir la bouillie de sardines dont ils veulent tous et la rencontre est terminée ! Cette dramaturgie se joue tous les jours selon le même rituel. Les requins y sont habitués et répètent inlassablement leur rôle de figurants. Ils sont comme entraînés. Ils connaissent l’homme, c’est pourquoi les consignes de sécurité édictées par le guide sont impératives et doivent être respectées à la lettre.
Photo © Gilles Di Raimondo
Aux Bahamas, le contexte est différent. Eaux turquoises, visibilité de 30m, profondeur d’évolution 6m, lieux de plongée : fond de sable sous le bateau. La technique des appâts reste sensiblement la même, à savoir une boîte métallique remplie de carcasses plongée dans le courant afin d’attirer les requins. Cette zone est une aire de repos pour les femelles pleines avant de mettre bas, loin du large pour que les juvéniles soient à l’abri des prédateurs. Ici, même combat. L’odeur attire d’autres requins, des requins citrons (Negaprion brevirostris) ainsi que des requins gris des caraïbes (Carcharhinus perezi), parfois. Le comportement des femelles requins tigres est lent, décontracté et sans aucune agressivité.
Photo © Charlotte Faulkner
Toujours sous un certain axe, elles s’approchent face à la boîte en remontant le courant, surplombent parfois le plongeur, mais évoluent la plupart du temps le long du fond de sable au même niveau que nous. De la territorialité se met en place entre les requins car les plus gros, plus expérimentés, s’approchent de la zone odorante, contrairement aux jeunes, plus craintifs, qui sont excités par l’appât mais trop peureux pour s’en approcher. Une fois de plus, les requins sont habitués à la présence de l’homme et totalement indifférents à leurs signaux. Ici, les consignes de sécurité sont moindres, compte tenu du milieu et de l’expérience des requins face à l’homme.
Photo © Charlotte Faulkner
Quelques recommandations pour interagir en toute sécurité avec le requin tigre en plongée feeding :
– Porter une combinaison intégrale est obligatoire. La couleur blanche de notre peau rappelle la couleur du muscle d’un poisson, donc d’un appât !
– Pour éviter toute panique soyez préparé psychologiquement. Avant chaque saut droit, un briefing vous est fait et vous pouvez voir les requins du bateau avant la mise à l’eau, ce qui diminue le stress.
– Adopter une position verticale pour paraître plus imposant et permettre à l’animal de connaître nos intentions. Si ce n’est pas possible car vous êtes dans du sable, éviter de vous allonger.
– Faire le moins de mouvements possible, pas de gestes brusques, pas d’agitation pour ne pas exciter le requin. Généralement si le requin est nourri à la main, le feeder (nourrisseur) agite sa main, donc garder les bras le long du corps.
– Faire le moins de bulles possible (éviter l’essoufflement et l’excitation).
– Ne jamais se retrouver isolé. L’histoire de la brebis égarée.
– Ne pas perdre le contact visuel. Regarder constamment derrière vous. Curieux et têtu, le requin n’hésitera pas à se rapprocher de vous par derrière car vous ne réagissez plus à son approche !
– Si le requin devient trop insistant, trop inquisiteur, quitter la zone mais toujours en lui faisant face. Ne pas reculer pour ne pas réagir comme une proie. Attendre les consignes et le signal du feeder.
– Si pas à l’aise, quitter la zone calmement.
Photo © Charlotte Faulkner
Les requins tigres ne réagissent ni au flash, ou très peu, ni à la recharge des accus, pas plus qu’ils n’accordent d’importance à votre présence en surface.
En clair, plonger avec ce requin implique le respect strict de certaines règles de sécurité et si vous gardez votre calme tout en respectant ces consignes, vous aurez la chance unique de connaître un instant d’intimité avec ce majestueux squale, malheureusement en train de disparaître de nos océans. En plongeant avec lui sous stimulation alimentaire, le requin tigre est démystifié.
Rencontres non provoquées, fortuites
Ces rencontres sont plus communément dites « sauvages ». Elles surviennent le plus souvent par hasard, sur un récif ou un fond corallien, dans une passe ou sur des fonds sablonneux. Les requins tigres sont certes de grands migrateurs, mais ils n’en sont pas moins sédentaires une partie de l’année, à des profondeurs trop importantes pour des plongeurs en journée. Durant de courtes saisons, leur comportement se modifie et ils peuvent se rassembler autour de certaines zones pour s’accoupler, se reposer ou mettre bas. Et il est désormais prouvé, après avoir été étudié scientifiquement, que les populations de grands poissons migrent et s’agglomèrent dans des zones spécifiques, à des périodes particulières pour la reproduction. L’exemple de rencontre naturelle présenté ci-dessous fut constaté à deux reprises, en Mer Rouge, lieu non spécifique de la rencontre avec les requins tigres :
– En Mer Rouge, en 2009, un curieux rassemblement de huit requins tigres sur le récif d’Elphinstone, en Égypte, étonne les plongeurs. Ces requins vont peupler et agiter la vie du récif corallien durant plus de deux mois, et pour certaines femelles, presque un an.
À la même période, en 2013, toujours en Mer Rouge mais au Soudan, un même rassemblement de requins tigre est observé le long d’un tombant durant plusieurs semaines. On en dénombre quatre, trois femelles et un gros mâle. Les dates coïncident avec l’écart entre deux gestations pour une femelle requin tigre. Il faut savoir qu’elles ne se reproduisent pas chaque année. L’hypothèse la plus probable est que les requins se rassemblent dans un but précis, celui de se reproduire, car les femelles ne possèdent pas encore les marques infligées par la violence de l’acte reproducteur, qui consiste à mordre la femelle au-dessus des branchies pour mieux la saillir, et elles ne sont pas encore pleines. Cette hypothèse, selon laquelle ils viendraient sur zone pour se reproduire, n’est pas à écarter même si aucun changement n’est remarqué au niveau de la vie du récif corallien.
– Durant la période de reproduction, les femelles les plus imposantes, les plus matures, délimitent des zones, des territoires. Le stress généré par la présence de plusieurs rivales les rend particulièrement plus agressives les unes envers les autres. Ces dernières cherchent à attirer l’attention des mâles par le dégagement de phéromones et de stimuli chimiques. La stimulation des mâles peut se faire également en générant des impulsions électriques nerveuses sous l’eau, par le biais d’attitudes et de comportements toniques, mais aussi en protégeant au mieux leur territoire en utilisant l’intimidation, parfois la force et ce, à toutes les profondeurs.
C’est lors de rencontres fortuites non provoquées qu’il est primordial de prendre les bonnes décisions.
Lors d’un Feeding, un ou plusieurs requins tigres sont attirés par le fumet de la nourriture. Leur motivation est de se nourrir. Aucun amalgame n’est fait entre les plongeurs et l’appât. Les requins accepteront rapidement la présence des hommes au point des les ignorer. Si la situation dégénère, les bateaux sont toujours au-dessus.
Lors d’un rassemblement pour se reproduire ou autre, les requins tigres ne sont pas attirés par des odeurs. La simple présence des plongeurs sur leur zone stimule le stress et rend les femelles encore plus nerveuses les unes envers les autres. L’incursion d’un animal de grande taille, le plongeur, sur un territoire précieusement gardé, excite les prétendantes et favorise, en envoyant des signaux, leur statut d’animal dominant pour s’approprier les faveurs des mâles.
Le requin peut également confondre le plongeur avec un potentiel rival, voire un réel intrus, qu’il faut chasser de son territoire.
Face à un plongeur, qui n’a clairement aucun avantage contre un tel animal, le requin tigre n’hésitera pas à :
– Se montrer plusieurs fois, à diverses profondeurs, de près et de loin.
– Remonter du fond à bonne vitesse en direction des plongeurs.
– Surplomber la zone d’évolution des plongeurs.
– Effectuer des « sprints ».
– Être pris de spasmes nerveux.
– Taper avec sa tête sur le récif.
– S’approcher frontalement et décrocher au dernier moment, lentement ou rapidement.
Il est parfois difficile de remonter vers le bateau simplement, car les rencontres se font lors de promenades sous-marines. C’est pourquoi il est pertinent d’afficher la plus grande prudence en présence de ce requin dans ces conditions. Le plus judicieux, si ce genre de signes apparaît, est de :
– quitter sa zone d’évolution, son territoire, et de remonter tranquillement, sans s’exciter comme le ferait une de ses proies car cela pourrait le rendre encore plus nerveux.
– Rester groupé, ne pas s’isoler comme le ferait une « brebis galeuse » car comme tout bon prédateur opportuniste, il associera le plongeur détaché du groupe à une proie malade.
– Garder l’animal en contact visuel jusqu’à ce qu’il disparaisse. En règle générale, il ne s’acharnera pas comme un requin océanique (carcharhinus longimanus) ou un requin soyeux (carcharhinus falciformis) avec des rondes inquisitrices incessantes. Il prendra du recul et partira lorsque les plongeurs auront quitté sa zone.
– Enfin, ne pas s’agiter sous l’eau, et toujours garder son calme.
La plongée avec les requins tigres dans de telles circonstances demande beaucoup de recul, de maîtrise et de confiance en soi. Il faut être apte à comprendre, à déceler et à juger les codes envoyés par l’animal et surtout à bien respecter et les règles de sécurité et l’intimité du requin.
Pour démentir cette histoire et convaincre les plus perplexes, n’oublions pas que dans le règne animal sous-marin, il n’y a pas de règles ! Ainsi, il est également possible d’observer un classique passage de curiosité du requin sur la zone du plongeur, avant de le voir disparaître totalement de votre champ visuel.
Vous l’aurez donc compris, il n’est pas facile de décrire une ligne de conduite chez un animal aussi complexe que le requin et particulièrement que le requin tigre. Tout comportement sera nécessairement la résultante d’une combinaison de plusieurs facteurs : une stimulation alimentaire, ou son absence, se greffera à des facteurs de sociabilité intra et inter espèces, à l’expérience du requin, aux raisons de sa présence sur zone, à l’excitation des autres requins, etc… Affaire à suivre !
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Cela pourrais permettre une plus grande divulgation de l’information et de toucher d’autres personnes.