Par Matias Nochetto, M.D. pour DAN Europe
Depuis des décennies, l’air comprimé représente la norme et le mélange respiratoire le plus utilisé en plongée récréative. Les mélanges gazeux ayant une teneur en azote moindre et une concentration d’oxygène plus élevée (air enrichi ou nitrox) ont gagné en popularité parmi les plongeurs qui souhaitent augmenter leur temps au fond ou réduire le stress de décompression des plongées d’une durée typique. À présent que 25 années se sont écoulées depuis l’apparition du nitrox en plongée récréative, plongeurs et scientifiques ont acquis une expérience précieuse de son utilisation. Certains plongeurs ont toutefois fait une observation qui n’a encore trouvé aucun fondement scientifique. En effet, ceux-ci disent se sentir moins fatigués après une plongée au nitrox. Existe-t-il des données probantes permettant de soutenir que l’azote réduit la fatigue ? Peut-on trouver une explication scientifique à ce phénomène ?
La fatigue physique est une conséquence physiologique d’une activité physique extraordinaire. Elle se caractérise par une impression subjective de réduction temporaire de la capacité à exécuter des activités physiques ordinaires. Elle est souvent associée à un état de somnolence et de léthargie, ainsi qu’à une baisse des performances cognitives. Il n’est pas rare de ressentir de la fatigue suite à des plongées sans difficulté spéciale et en l’absence de signes de maladie de décompression (MDD), même s’il peut s’agir d’un symptôme de cette dernière.
Le fait que certains plongeurs puissent apparemment se sentir moins fatigués après une plongée au nitrox fait l’objet de nombreuses controverses. En effet, les études objectives réalisées à ce sujet n’ont pas trouvé de différence fiable entre les plongées à l’air et celles au nitrox en ce qui concerne la fatigue ou les performances cognitives.
Pour une exposition à une même profondeur pendant une même durée, il est généralement admis que plus la pression partielle de l’oxygène respiré (PO2) est élevée et la pression partielle du gaz inerte (PN2) est faible, moins le stress de décompression se fera sentir. Il est ensuite tentant d’en déduire qu’un stress de décompression plus faible amoindrit l’impression de fatigue. Néanmoins, une PO2 supérieure se traduit par un stress oxydatif lui aussi plus élevé, et la PO2 du nitrox devient supérieure à celle de l’air à partir d’une certaine profondeur.
Différentes études menées sur des plongeurs semblent indiquer que le stress oxydatif généré par la PO2supérieure du nitrox pourrait provoquer un léger dysfonctionnement endothélial, qui pourrait à son tour entraîner certains symptômes vagues susceptibles d’être perçus comme de la fatigue. Cette théorie est soutenue par plusieurs médecins spécialisés dans les traitements hyperbares, ayant observé que l’augmentation du stress oxydatif pendant une oxygénothérapie hyperbare était associée avec une fatigue accrue après le traitement.
Nous avons consulté deux experts en la matière afin d’essayer de concilier les impressions des plongeurs qui soutiennent les effets bénéfiques du nitrox sur la fatigue suivant la plongée et les conclusions controversées de certaines études s’étant penchées sur ce phénomène.
Quelles peuvent être les causes de la fatigue ressentie à la suite d’une plongée ?
Richard Harris : Plusieurs facteurs peuvent être à l’origine de la fatigue suivant une plongée. Certains sont liés à la plongée même, comme le stress thermique, le stress de décompression, la dépense d’énergie, l’exposition prolongée à une concentration élevée d’oxygène, l’anxiété et le mal de mer. Mais il existe également de nombreuses autres causes potentielles non liées à la plongée, comme le manque de sommeil, la consommation d’alcool, le décalage horaire, etc.
Neal Pollock : L’on ne s’imagine pas toujours l’impact physiologique que peut avoir la plongée. En réaction immédiate à la pression hydrostatique, une quantité importante du sang normalement présent dans les vaisseaux capacitifs (veines) des jambes est envoyé vers le volume central (la poitrine). Selon une étude réputée réalisée sur le sujet, 700 ml de sang en moyenne sont acheminés vers le cœur durant la phase de repos du cycle cardiaque. Le cœur s’étire sous l’effet de l’augmentation du volume sanguin et réagit immédiatement par de plus fortes contractions puis, sur une courte période, par la suppression de certaines hormones pour augmenter l’élimination de liquides par les reins. Il s’agit d’une réponse normale de l’organisme à une perception physiologique de la présence d’un excès de liquides. Sur le plan pratique, c’est la raison pour laquelle les plongeurs ont besoin d’uriner même après de courtes périodes d’immersion.
À sa sortie de l’eau, le plongeur peut présenter une baisse immédiate du volume sanguin retournant au cerveau. Je dis « peut » car le port d’une combinaison humide serrante peut provoquer un déplacement de sang vers la poitrine sans que le plongeur ne soit immergé. Après la plongée (ou après le retrait de la combinaison humide), le plongeur peut présenter une baisse du volume sanguin central et de la tension sanguine. Ceci n’est pas seulement dû à la diminution de la pression hydrostatique. En effet, pendant la plongée ou le port de la combinaison humide, il se produit une réduction active du volume liquidien au sein de l’organisme. Cet ensemble de facteurs pourrait expliquer en grande partie la fatigue ressentie après une plongée. Soulignons toutefois que la fatigue est principalement due à l’immersion, indépendamment de la profondeur et du stress de décompression.
Existe-t-il des données fiables étayant les hypothèses selon lesquelles le nitrox réduit davantage que l’air la fatigue ressentie après une plongée?
Richard Harris : Non. Trois articles parus dans des publications approuvées par des pairs (les trois premiers figurant dans l’encadré des références) fournissent des données relatives au nitrox et à la fatigue, mais je ne suis pas convaincu qu’ils aient la dimension ni la portée nécessaires pour répondre à la question de manière satisfaisante.
Neal Pollock : Les données étayant ces hypothèses ne sont pas convaincantes. Cela n’est guère surprenant, étant donné l’augmentation substantielle de la PO2 avec la profondeur seule. On ne peut toutefois pas discuter du fait qu’une personne se sente plus ou moins fatiguée. Les recherches ont montré que l’effet placébo avait un impact physiologique, alors laissons les plongeurs profiter de cette sensation. Le plus important pour ceux-ci est de veiller à ne pas dépasser les limites de PO2 afin d’éviter une intoxication à l’oxygène.
Puisque la teneur accrue en oxygène du nitrox semble provoquer un stress oxydatif plus important, comment expliqueriez-vous ces effets apparemment contraires du nitrox ?
Richard Harris : Pierre Lafère fait un commentaire intéressant dans son article : il dit que le stress oxydatif peut inhiber l’activité neuronale (comme le fait l’alcool, par exemple), et que ceci peut affecter les neurones inhibiteurs et donc augmenter (temporairement) les niveaux d’activation. À titre personnel, mes compagnons de plongée et moi-même nous sommes sentis très bien après des plongées spéléo d’une durée de 8 à 17 heures dans une eau à 6 °C et à des profondeurs dépassant les 200 m.
Comment expliquer ce phénomène compte tenu du stress thermique, de décompression, physique, oxydatif et psychologique enduré lors de ces pongées ? Peut-être sommes-nous tout simplement heureux d’être en vie ! Cependant, il m’est également arrivé de me sentir exténué et d’avoir comme un « poids » sur la poitrine après des plongées beaucoup moins profondes, plus courtes, avec une exposition moins forte à l’oxygène et dans des eaux plus chaudes. Un nombre trop important de variables entre en jeu pour pouvoir détecter une différence sur base d’un simple changement de gaz.
Neal Pollock : Le stress oxydatif peut certainement avoir des effets défavorables, mais seulement dans une moindre mesure lors des expositions courtes typiques de la plupart des plongées récréatives. Des études plus approfondies sont nécessaires pour évaluer l’impact physiologique.
Considéreriez-vous la fatigue comme un signe de MDD infraclinique ?
Richard Harris : Je pense que la fatigue peut être un symptôme de MDD, mais elle doit être très marquée pour m’impressionner. Une fatigue intense, comme celle que l’on ressent en cas de grippe, indique un problème plus sérieux que la sensation d’être « un peu plus fatigué que d’habitude » après une plongée. Plutôt que d’utiliser le terme MDD infraclinique, dont je ne suis pas partisan, je n’attribuerais la fatigue à une MDD que si elle fait partie d’un ensemble de symptômes.
Neal Pollock : Les schémas normaux de fatigue suivant une plongée ne sont pas indicatifs d’une MDD. En revanche, une fatigue exceptionnelle, bien supérieure aux niveaux habituels, peut être un signe, ou plus probablement un symptôme, de MDD. Il est important de demander au plongeur de décrire la nature et le degré de sa fatigue afin de déterminer s’il s’agit d’une fatigue habituelle ou non.
Même si de nombreux plongeurs disent se sentir moins fatigués lorsqu’ils plongent au nitrox plutôt qu’à l’air, les recherches scientifiques réalisées à ce jour ne révèlent aucune donnée probante soutenant une telle hypothèse. Comme mentionné préalablement, l’effet placébo ne doit pas être sous-estimé. Son étude doit encore être approfondie.
Quelles que soient les réponses que les recherches futures puissent apporter à ce sujet, la prudence est de mise lors de l’utilisation de mélanges enrichis en oxygène. Il ne s’agit pas seulement d’allonger les temps au fond, mais surtout de minimiser le stress de décompression. Si le nitrox permet aux plongeurs de se sentir moins fatigués à la fin de la journée, que cette impression soit fondée ou non sur des données scientifiques, utilisons ce mélange respiratoire sans toutefois oublier notre sécurité !
Présentation des experts Richard Harris, BMBS, FANZCA, DipDHM, FFEWM, est un anesthésiste australien qui exerce dans le domaine de la médecine de la plongée et de l’évacuation sanitaire. Neal W. Pollock, Ph.D. est directeur de la recherche chez DAN et adjoint de recherche au Centre de médecine hyperbare et de physiologie environnementale du Centre médical de la Duke University à Durham, Caroline du Nord, aux États-Unis.