Connaissez-vous les Odontocètes ? Derrière ce nom savant se cache toute une famille de cétacés avec des mâchoires à dents. Si vous êtes familiers avec les majestueuses orques et les mystérieux cachalots, alors vous êtes déjà au fait des odontocètes. Pourtant, il y a une sous-famille que vous ignorez peut-être : les Platanistes. Les Platanistes, ces dauphins fluviaux, peuplent les eaux des rivières, à l’instar de leur célèbre parent, le dauphin du Yangtsé en Chine. Mais l’Asie abrite également deux autres specimens cousin fascinants : le dauphin de l’Indus et le dauphin du Gange (DG). Ce dernier règne en maître sur les eaux majestueuses du Gange et ses affluents, cette immense artère fluviale qui, telle une veine traverse trois nations : le Népal, l’Inde et le Bangladesh.
L’histoire de cet animal, révélé pour la première fois par les écrits de l’explorateur William Roxburgh en 1801, a pris une tournure captivante grâce aux recherches de l’ethno-cétologue français François-Xavier Pelletier à la fin des années 1970. Son nom peut sembler étranger à première vue, mais vous avez sûrement déjà croisé les récits de son travail passionnant sur les liens complexes entre l’homme et l’animal. Pelletier, connu pour avoir dévoilé au grand public les chasses aux cétacés aux îles Féroé ainsi que les interactions entre les pêcheurs Imraguen et les dauphins en Mauritanie, a laissé sa marque dans le domaine. C’est en 1977 que son attention s’est tournée vers le dauphin du Gange, un moment qui a non seulement engendré la publication du livre intitulé “Ballade pour un dauphin sacré” en 1988 sur son expédition « delphinasia », qui a également été immortalisé à l’écran dans un film réalisé suite à de nombreuses autres missions de recherche: « dauphins menacés » (TF1) –
Pourtant, malgré ces efforts louables, le dauphin du Gange a été relégué dans l’obscurité, tant du côté occidental que du côté asiatique. Bien qu’il soit devenu l’emblème aquatique de l’Inde, sa présence demeure largement méconnue. C’est là le premier dilemme entourant cet être quasiment mystique : si personne ne prend conscience de son existence, il est peu probable que des mesures soient prises pour assurer sa préservation.
Le dauphin du Gange se distingue par sa morphologie unique. Son rostre, orné de nombreuses dents (116 dents pointues et coniques), rappelle étrangement la gueule du crocodile Gavial, un habitant des mêmes eaux. Son environnement, les eaux turbides du Gange, a façonné sa vision, qui est réduite en raison de cette opacité. (oeil dépourvu de cristallin et d’épithélium pigmenté, nerf optique très réduit (ne distingue que la lumière et l’obscurité). Très utile lorsqu’il remonte en surface. Cependant, son melon exceptionnellement développé lui permet de naviguer avec aisance grâce à l’écholocation, tel un sonar naturel, essentiel pour sa survie dans les eaux du Gange. (fréquence de 1 à 300 kHz)
La tâche de déterminer avec précision la population actuelle des dauphins du Gange, que ce soit dans les eaux tumultueuses du Gange lui-même ou dans ses ruisseaux affluents, s’avère ardue. Les dauphins, rapides pour refaire surface et respirer, se fondent dans les eaux troubles, compliquant leur recensement. Ces voies navigables s’étendent sur des étendues considérables, exacerbant encore davantage la complexité de la tâche. Pourtant, les estimations actuelles évaluent à environ 2500 individus la population subsistante entre le Népal et les estuaires marins du Bangladesh.
Dans un passé révolu, François-Xavier Pelletier a été témoin de la chasse aux dauphins, une pratique qui visait leur graisse, jadis prisée pour ses vertus médicinales et son sexe aphrodisiaque, selon les croyances traditionnelles. Si cette chasse a presque totalement disparu de nos jours, elle a laissé une empreinte profonde. Le Népal et l’Inde ont interdit cette pratique, la rendant passible de sanctions légales. De nos jours, il est plus aisé de récupérer les dépouilles de dauphins prises accidentellement dans les filets, un sous-produit de la pêche. En revanche, la chute des populations de dauphins a probablement empêché une pêche à des fins industrielles visant à exploiter les vertus des produits dérivés des dauphins.
La pêche et les filets représentent un véritable fléau pour les dauphins. Les filets maillants, prisés des pêcheurs, se transforment souvent en pièges fatals pour les dauphins. Ces créatures s’approchent parfois de ces filets pour y récupérer les proies, s’y emmêlent, se blessent, voire meurent. Les conséquences sont parfois tragiques : un rostre cassé perturbe entrave leur capacité à se nourrir correctement, les conduisant inexorablement à leur perte. Si ce conflit met en évidence une lutte entre les pêcheurs et les dauphins, les filets maillants ont été bannis au Nepal. Cependant, l’application de ces restrictions reste en suspens, dans un pays où les priorités pour les habitants sont multiples et complexes.
Les rivières, quant à elles, abritent près de 240 espèces de poissons et reptiles. Au fil des siècles, l’homme, de plus en plus équipé, a intensifié sa pêche, entrant ainsi en concurrence directe avec les dauphins. De nos jours, les prises sont plus modestes et moins fréquentes, reflétant la pression exercée sur les écosystèmes aquatiques. Certaines méthodes de pêche destructrices ont été expérimentées mais rapidement abandonnées, à l’image de la pêche électrique qui anéantit tout sur son passage sans distinction.
Au 21e siècle, toutes les puissances cherchent par tous les moyens à développer des sources d’énergie. L’Inde a relevé ce pari en créant de nombreux barrages électriques le long du Gange, mais aussi dans ses affluents et même chez ses pays voisins. L’un des premiers barrages construits en Inde, à Farakka en 1972, n’était que le début d’une longue liste d’infrastructures qui depuis lors sont responsables du déclin des populations de dauphins. Au Népal, c’est le cas des rivières Karnali, Narani et Koshi. Ces barrages ont isolé certaines populations de dauphins, les empêchant de migrer vers l’amont ou l’aval. En conséquence, les populations de dauphins sont fragmentées, rendant leur survie de plus en plus précaire.
Cependant, des solutions sont à portée de main : la création de voies navigables spéciales, permettant aux dauphins de migrer librement, pourrait être une alternative viable, à condition que l’Inde, le Népal et le Bangladesh s’accordent sur leur mise en œuvre. La translocation, c’est-à- dire le déplacement d’individus entre groupes, pourrait également contribuer à revitaliser le patrimoine génétique fragile de ces créatures.
Certains scientifiques avancent que la présence des dauphins est un indicateur de la qualité de l’eau, mais il est important de reconnaître que cette affirmation représente un raccourci simpliste et une perspective quelque peu idéalisée de la réalité. Le Plataniste fréquente aisément des eaux très polluées, comme la Hoogly river, fortement industrialisée.
En réalité, la situation des dauphins du Gange est bien plus complexe et sombre. Actuellement, ces dauphins se retrouvent confinés dans les méandres d’une rivière morcelée, limitant considérablement leurs possibilités de déplacement et de migration. Ils luttent pour leur survie dans l’indifférence et l’ignorance générales.
Si des mesures concrètes et décisives ne sont pas prises rapidement, il est à craindre que ces dauphins ne partagent le triste sort de leurs cousins du Yangtze, désormais considérés comme éteints à jamais.
Sources:
Francois-xavier Pelletier: http://www.hommenature.com/