Elie Boissin marie l’humour des mots avec l’amour des femmes et des flots. Ce Pythéas de Mazargues qui a sillonné la Méditerranée en voilier et en plongée écrit désormais les romans de sa vie, au fil de la plume… Dans son cinquantième livre « Pour l’amour des poissons à plumes », il balançait tout sur la cueillette de ces curieux poissons autour de Marseille, des Lavezzi, des Baléares… Quant on sait qu’il s’agit du code utilisé par les pirates d’amphores pour désigner et monnayer leurs forfaits, on ne saurait trop conseiller la lecture de cet ouvrage éponyme, particulièrement «enrichissant »…
« Quelque part au nord d’Ibiza… Avec Thierry nous amenons le Zodiac au-dessus du site, puis avant de mouiller, je me mets à l’eau en premier, la petite ancre dans la main pour essayer, une fois au fond, de la poser en évitant de la voir se retrouver au milieu du gisement et agir comme un vulgaire râteau dans une réserve d’œufs.
Quelques minutes après mon ami me rejoint et au fur et à mesure qu’il s’approche de moi, je vois ses yeux devenir tous ronds et sa main droite en avant, l’index pointé vers tous ces corps au garde à vous, concrétionnés artistiquement par le milieu ambiant, pour offrir à nos yeux les plus beaux des « poissons à plumes ». Tout est répandu devant nous sur plusieurs dizaines de mètres, et au plus je les regarde, au plus je m’imagine les entendre m’adresser une prière me suppliant de les ramener à l’air libre. Pourtant, mon dieu que c’est beau une épave antique au milieu d’un décor superbe, seul musée capable de mettre en valeur toutes ces merveilles ayant survécu à deux mille ans d’immersion, surveillées par tout un monde de gardiens, allant et venant sans cesse dans une nage élégante et cadencée comme un bataillon de la garde républicaine un jour de grande parade. Ici, où tout est habillé de bleu, à la limite de la pénombre, j’ai parfois envie de m’asseoir dans ce silence envoûtant et ne plus bouger, juste pour ne pas déranger mes hôtes !
Des amphores au palier
Au moins une cinquantaine d’amphores en parfait état peuvent être enlevées sans problème ni perte de temps, elles sont posées là… Elles nous attendaient. Nous n’en demandons pas une telle quantité, une quinzaine pour nous, autant pour le contact espagnol, histoire d’arroser ses relations et surtout, surtout ce qui me parait formidable c’est que la facilité de les cueillir va nous faire gagner un temps fou, donc, à mettre à profit pour gratter un peu en dessous et autour de l’amoncellement principal.
On aurait vraiment envie de rester encore un peu au fond mais comme mon détendeur commence « à durcir » je donne le signal de la remontée tout en nous dirigeant vers la falaise proche.
Notre technique pour les paliers était simple, totalement irrespectueuse pour mes amis toubibs, Raymond Sciarli et le professeur Jacques Chouteau qui ont passé tant d’années à se pencher sur les problèmes gazeux de l’organisme humain sous pression…je leur demande pardon. Nous avons trouvé lors de cette expédition une formule bien personnelle dont nous avons tiré une totale satisfaction.
Chaque fois, nous nous mettons à l’eau en ayant au préalable ouvert la réserve de nos bouteilles et retiré bien entendu la tige inutile. Résultat, on bossait au fond jusqu’au moment où l’un des deux (Jean ou moi) commençait à ressentir moins de souplesse dans le détendeur (les vieux CG 45) et là, tranquillement on remontait direct vers les dix mètres. Tout en jouant avec les petites girelles qui venaient nous saluer, on renouvelait la même opération : si le détendeur devenait à nouveau un peu dur on remontait de quelques mètres. Vers les trois mètres on terminait de vider les bouteilles tant qu’il y avait la possibilité d’en tirer le moindre filet d’air. Si nous devions descendre vers les quarante mètres on utilisait la même méthode sans jamais avoir eu les moindres soucis… »
Le héros de Sormiou
Elie est né un 18 août à Mazargues. Ce n’était alors qu’un petit village au sud de Marseille mais déjà adossé aux calanques. Après avoir posé son sac partout dans le monde, quand il ne vivait pas sur son bateau quelque part sur la Grand Bleue, Elie est revenu à Mazargues pour écrire. Il nous reçoit dans son cabanon à trois étages penché sur un jardin sauvage où il vit, écrit et peint. Grecque Sifnos où l’on festoie souvent aussi, comme en témoigne cette petite réception amicale ; encore un de ces « apéros dinatoires » à nous laisser tous allumés sous la pleine lune…
Près du feu de bois, quelques créatures font connaissance tandis que des effluves d’ail et de pastis envahissent la pièce : Elie est en train de flamber des gambas. Avec les oursins, les huitres, les sardines farcies, les moules et les demi langoustes, ce soir encore, c’est la mer à boire !
« On était toute une bande de mômes, nous dit Elie, et on descendait souvent à la calanque de Sormiou pour pêcher les arapèdes dans les rochers. C’est là, entre les cabanons, que nous avons connu les filles Beuchat. Des fois, leur père nous laissait emprunter le bateau et nous pouvions pêcher un peu plus loin.
Les arapèdes on les bouffait crues le plus souvent ; au couteau, à même le rocher. J’en ai encore le goût sur les papilles et cette envie ne m’a jamais quittée. D’ailleurs, j’y vais encore aux arapèdes, en apnée, sur des sites où il faut faire bien attention à ne pas se cogner la tête au fond en faisant un canard.
Oui crues… Ou alors, on les ramenait à la maison pour les préparer « à la riche ».
A cette évocation, Elie interrompt son écaillage, couteau levé : ses yeux brillent.
« On les hachait avec de l’ail et du persil, sel poivre, avant de les mélanger à une pomme de terre cuite à l’eau et de frire des galettes à l’huile d’olive ».
L’épicurien s’est réveillé, qui pousse le vice jusqu’à congeler du corail d’oursin dans des bacs à glaçons pour organiser des agapes hors saison…
« Mon premier trophée ? C’était à 12 ans, avec mon premier fusil sous-marin. Je plongeais dans les roches du bord de plage à Sormiou. Vers trois mètres, j’ai repéré un trou. Au fond, d’énormes tentacules… Mais je n’ai pas eu le temps de tirer : le poulpe s’est accroché à mon visage et j’ai du faire surface avec l’animal encore fixé à mon masque. J’étais un héros ! Nous l’avons mangé en daube… »
Et puis c’est la rencontre avec Falco, un voisin, qui l’emmène sur la Calypso à l’âge de 18 ans pour plonger. A l’époque il n’y avait aucun apprentissage : bouteilles sur le dos et chacun y allait comme il le sentait !
« C’est sans doute à cette époque que j’ai développé mes techniques « personnelles » mais que je ne conseille pas. Ma façon de plonger avec la tringle de réserve enlevée, mes paliers « à l’estime », ma préférence pour les plongées solo où on ne doit s’occuper que de soi-même ce qui réduit les éventuels problèmes de 50 %. Je sais, ce n’est pas orthodoxe mais je suis toujours en vie !
On partait à vélo, à pied ; à la nage en remorquant les bouteilles derrière nous vers l’inaccessible calanque du Cancéou. Je me souviens avoir vidé une bouteille sur la Pierre de la Loude, à jouer à cache cache avec des poissons par quinze mètres de fond. Des mérous, des nuages de sars, des dentis qui ne fuyaient pas. Et à l’époque, la visibilité moyenne était de 30 m, facile. Il y avait de la dentelle de Neptune, du faux corail partout. Aujourd’hui, ils ne repoussent plus… »
Est venu le temps de la plongée professionnelle, au bout d’un narguilé sous le ventre noir et sans repères des super tankers. Avec son lot d’incidents comme racontés dans un ouvrage précédent « Pour les beaux yeux d’une langouste » :
« Je suis au fond, entre la vase et la coque d’un pétrolier de trois-cent mètres par trente, dans une visibilité nulle… Soudain, alors que je me trouve à mi distance de bâbord et tribord, mon narghilé me délivre un véritable fleuve d’eau salée : aucune possibilité de reprendre une bouffée d’air ! Loin, très loin, au bout de l’obscurité, je discerne une raie plus claire. Là bas, tout là bas se termine le plafond d’acier qui pour l’instant me garde prisonnier. La longueur et le poids du tuyau ralentissent mon avance et je décide de décapeler et d’abandonner mon équipement. Alors, enfin allégé, je nage vers cette clarté. Merci à tous les dieux de l’apnée, j’arrive en eau libre et la surface est là, au dessus de moi. C’est alors que je suis terrassé par une syncope… »
Le tango du mérou
Ce qui m’a donné le gout d’écrire ? Mais les jeunes filles, bien sûr ! J’avais besoin de ma plume pour leur tourner des poèmes. J’ai toujours considéré que la femme était la chose la plus intéressante sur la planète terre. Et j’ai très tôt éprouvé le besoin de me pencher sur le sujet… Je n’étais pas trop mauvais en français, à l’école, mais toujours hors sujet. J’avais horreur des sujets imposés. Déjà rebelle…
Toute ma vie à force de chercher à ne rien faire, je me suis épuisé…
Ce goût de l’écriture ne m’a jamais quitté. Sur mon bateau il y avait toujours quelques feuillets autour de ma machine à écrire mécanique. Un jour, nous étions mouillé à Sifnos, une île grecque qui deviendrait le nom de mon cabanon de Mazargues, plus tard et mon amie avait invité à bord une des sienne, de passage, pour un apéro. L’amie en question, avisant les feuilles dactylographiées, me demande si elle pouvait les lire et se plongea longuement dans la lecture avant de me dire :
– Ca ne vous dirait pas d’écrire ?
Elle s’appelait Marguerite. Marguerite Yourcenar…
Car Elie, en dehors de sa vie de plongeur et de champion d’apnée a toujours été un artiste. Ecrivain, peintre de toiles « néo coloniales” d’un Marseille du passé, mais aussi homme de scène, musicien, chanteur…
« C’est Terii qui m’a appris à jouer de la guitare. Au club Med où nous étions « gentils organisateurs ». Moniteur de chasse sous-marine, ce tahitien jovial ne perdait jamais une occasion de faire la fête et d’exercer son humour « à l’emporte pièce ». Club Med oblige, à la case de la plongée libre nous étions toujours entourés de belles nanas qui faisaient des mines. La conversation roulait ce jour là sur les gros mérous que nous sortions de la mer quand soudain, dans un éclat de rire, Terii m’a dit :
– Elie, la Demoiselle, elle veut voir ton mérou aux yeux bleus !
Et là dessus, nous sommes partis à improviser à la guitare et à la voix ce qui allait devenir « le tango du mérou ». C’était l’année où Albert Raisner faisait la tournée des clubs. Ce passionné de chasse sous marine mais aussi vedette de télévision et harmoniciste célèbre trouvait l’air tellement bien qu’il voulait une version pour harmonica et qu’on en fasse un disque. Mais le producteur s’est tué peu après et le projet a été abandonné… D’ailleurs, je n’ai jamais eu de chance avec la fortune : elle m’échappe toujours au dernier moment. Il semblent que mes commanditaires meurent dès que j’ai affaire à eux.
Il y plus de 50 ans, par exemple, j’ai inventé un gilet de secours pour les apnéistes et chasseurs. C’était une bouée sophistiquée dont le gonflage avec une cartouche de CO2 se déclenchait en cas de syncope, grâce à la position des bras de l’accidenté. Ca marchait très bien et ça pouvait sauver des vies. Au point d’intéresser la Spirotechnique qui procéda à des essais concluant à Porquerolles. Nous étions sur le point de développer le produit quand j’ai appris que le PDG venait de décéder dans un taxi ! «
Bohémien de la mer
Une plage caillouteuse avec quelques détritus, la mer qui roule des reflets verts sous un soleil voilé : je suis au bout du monde, sur la côte nord de la Libye. Degun, comme on dit à Marseille. Personne ! Si. Un pêcheur enturbanné qui vend des gambas énormes dans du papier journal. 2 € le kilo. On les cuit sur les pierres chaudes d’un feu de bois d’épave et on partage. Et ma question, pressante :
– Ou sont les poissons ?
Il accepte de m’emmener sur sa barque, au delà de la barre de rouleaux. Je fais une première coulée et me retrouve dans le pastis ! Une eau jaune, opaque, inquiétante par les présences qu’on y devine. A cinq mètres de fond, tout se déchire et je me retrouve dans une eau cristalline. Une rague de 30 m de long où, dans les clairs obscurs, dansent d’énormes cerniers, des badèches, des mérous… Le paradis du chasseur !
« Je ne suis pas un plongeur. Je revendique plutôt avec gaieté de cœur, la vie de bohémien de la mer. C’est vrai elle a été la mienne et m’a offert le bonheur de ne jamais connaître mes lendemains »…
Propos recueillis par Francis Le Guen