France 3 diffusait il y a trois semaines un documentaire de Jérôme Espla, « Le sommeil des épaves ». Né de sa rencontre avec le photographe Patrice Strazzera, dont les clichés en noir et blanc sont une invitation au voyage immobile, il nous rappelle qu’elles ont une âme.
UN NOM QUI S’IMPOSE
« Dans ma recherche d’idées pour réaliser des documentaires, poursuit Jérôme, je cherche principalement des histoires, mais parfois c’est un personnage qui sort et qui tient le film. C’est ce qui c’est passé avec Patrice. Je fais une série de docs pour France 3. Après le Haven, le Corail Rouge, je voulais parler des belles épaves de la côte d’azur. Même si Patrice n’est pas trop du quartier (Narbonne), j’ai immédiatement pensé à lui. Pourquoi ? aucune idée… mais tout le monde n’est pas dans le carré VIP de ma mémoire. Parler des épaves, c’est une bonne idée. Mais sur le papier, c’est pas forcément rêveur pour des téléspectateurs “non plongeurs”. Montrer des poissons sur de la tôle il en faut plus pour tenir un film. Il faut trouver une accroche. Il faut du rêve et des émotions… Ben voilà, après 15 ans, Patrice m’apparaît comme l’unique et le seul personnage qui fasse rêver en parlant d’une épave. En un coup de fil, tout est réglé. On avait l’impression d’avoir plongé tous les jours ensemble. Patrice ne me parle pas d’histoire de bateaux, ou de technique de plongée ou de nikon survitaminés aux pixels, mais d’émotions… »
AU DÉPART DE LA LONDE
Le tournage s’est fait au départ de La Londe, chez Alain Lormeau, où le choix se porte rapidement sur le Donator et le Rubis. Un choix “stratégique” : le Donator car c’est l’épave emblématique pour des milliers de plongeurs et le sous-marin le Rubis pour le côté coup de coeur de Patrice. « Nous ferons lors de ce tournage, explique Jérôme, 3 plongées sur chacune d’elle. 2 pour l’ambiance et 1 avec Patrice. Nous plongeons en recycleur inspiration ce qui nous laisse le temps de faire les images sans trop se soucier de la montre… Patrice par contre porte fièrement son bi en carbone qui va bientôt devenir collector….. » Le tournage se poursuivra ensuite sur le Grec avec Eric Frasquet et son Centre, puis sur le Silver-Wings au Cap d’Antibes avec Romain Lhoste. Le film aura aussi été l’occasion de parler de l’épave du Maréchal Canrobert au large de Planier à Marseille, à 110m de fond sur une épave vierge. En tout, une douzaines de plongées sur 7 jours de tournage sous-marin, 10 jours de tournage terrestre et 15 jours de post-production, pour une collaboration entre 13 Productions, Poisson-Lune Productions, et France Télévisions.
OUBLIER LA CAMÉRA
« Mais au début, reconnaît Patrice, j’étais un peu sceptique…Qu’allions nous montrer de plus sur des épaves cent fois plongées ? Comment rendre l’émotion qui fait partie intégrante de mes plongées ? » Pour une fois, Patrice ne descendait pas pour prendre des photos, même si bien sûr il en a fait. Mais il avait au cours de ces plongées une liberté nouvelle, que Jérôme a su exploiter. « Ne t’occupe pas de moi, a-t-il dit, et j’ai fini par l’oublier. Il s’est posé à des endroits où je ne le voyais pas, et je ne savais même pas par moments qu’il me filmait » Et le réalisateur de son côté se délecte : « filmer Patrice est un régal. Il n’y a jamais de regard caméra, il plonge sans se soucier de la caméra, de l’éclairagiste, tout est huilé parfaitement. Enfin un plongeur qui vit sa plongée. Je ne fais jamais de briefing aux “personnages”. Je les laisse vivre leur plongée, j’ai besoin de ce sentiment de naturel, du côté impulsif et spontané d’une attitude. C’est rare que je refasse faire une prise, car pour moi elle ne sera plus naturelle. Chacun son approche… »
DESCENDRE POUR REMONTER LE TEMPS
« Descendre pour remonter le temps ». C’est ce que fait depuis toujours Patrice Strazzera. Photographe d’épaves immobiles, de géantes d’acier couchées au fond de la Méditerranée, il les observe, il s’en imprègne, s’en approche pour saisir ce qui fait leur âme, leur richesse. De ses modèles, photographiés en noir et blanc et toujours en argentique, il connaît tout : leur histoire, les drames qui se sont joués lorsqu’elles ont fait naufrage, dans la fureur des guerres ou des tempêtes. Avec passion souvent, et toujours avec respect pour les vies qui se sont arrêtées. Et toujours dans l’échange, dans le partage, avec le groupe de plongeurs qui l’accompagne dans sa quête et sans qui, dit-il, il ne pourrait pas faire la même chose.
« ECOUTER PATRICE C’EST SE RETROUVER SUR LE PONT D’UN NAVIRE…
…Avec le commandant qui hurle ses ordres à la passerelle un jour de combat naval, avec l’équipage qui s’active pour manoeuvrer le bateau, et un craquement énorme annonciateur d’un naufrage imminent… le tout avec une chair de poule tellement que cela vous fait vibrer. Patrice vit ça à chaque plongée et vous le raconte comme si le naufrage venait de se produire devant vos yeux. C’est incroyable de ressentir autant d’émotions dans ses propos, autant de vie dans ses histoires, et de voir cette facilité à libérer ses sentiments. C’est rare chez un plongeur, je ne l’ai même jamais observé avant. Tout ça pour dire que je me délectais de tourner avec Patrice avant même d’avoir écrit la première ligne de mon dossier… C’était l’heure, après 15 ans.
UN CONTACT PRESQUE CHARNEL
De l’exubérance de la faune sur le Grec à la nudité du Rubis, Jérôme suit Patrice. « Sur le Rubis, j’ai senti beaucoup de retenue et de respect de sa part. Patrice effleure l’épave, se pose avec délicatesse, lui demande presque la permission pour prendre une photo… C’est une expérience unique à qui sait observer avec le coeur. C’est presque charnel… » Et c’est effectivement ce que transmet Patrice lorsqu’il évoque ses plongées : « Je touche toujours les épaves avec doigté, sans leur faire de mal… » Dans ses palmes, on apprend au delà du spectacle à les aimer à nouveau pour ce qu’elles ont été. « Certaines épaves, dit Patrice, ont des âmes plus fortes que d’autres. » Et le documentaire de Jérôme nous permet de mettre enfin des mots sur les photographies de Patrice. Même si l’on s’en doutait, il livre ici simplement sa façon d’appréhender le monde des épaves. Avec respect, avec pudeur : « je les vois se dégrader, dit-il, elles se laissent mourir, mais les prendre en photo c’est leur faire continuer leur vie, différemment ».
CHACUN Y TROUVE CE QU’IL CHERCHE
De la rencontre entre le photographe et le réalisateur est né ce documentaire, qui alterne entre images d’archives, interviews du photographe narbonnais, et bateaux de touristes plongeurs pour qui les épaves mythiques de la côte varoise sont une quête, un bonheur. Chacun y trouvera ce qu’il cherche. Pour certains le frisson face aux ombres et aux coursives, aux cales inaccessibles d’où l’on s’attendrait presque à voir surgir les marins naufragés. Pour d’autres l’émerveillement pur face à l’exubérance de vie qui s’attache aux tôles endormies, les bancs de sars et d’anthias qui cachent presque l’épave, devenue au fil du temps un immense champ de gorgones rouges où apparaît parfois, incongrue, une rambarde de métal qui semble presque vierge. « Et ce que j’aurais envie de leur dire à tous, conclut Patrice qui les a toutes « plongées » des dizaines voire des centaines de fois pour certaines, c’est de prendre le temps, de faire la part belle à la lenteur. Bien sûr, ils n’auront pas tout vu, mais ils auront vraiment regardé. »
Texte : Isabelle Croizeau
Images: Jêrome ESPLA & Patrice STRAZZERA