Plongeur, navigateur, aviateur, dessinateur, géologue : Pierre Becker a gardé à 53 ans des émerveillements d’adolescent. Patron de la société de travaux sous-marin Géocéan basée à Aubagne, ancien transfuge de Comex, il est sans cesse en train d’inventer d’extraordinaires machines et certains n’hésitent pas à le comparer à Léonard de Vinci, même si ses réalisations semblent issues des aventures de « Blake et Mortimer ». Portrait d’ un plongeur qui a du plomb dans la tête…
L’eau est noire, épaisse, d’un goût de rouille ancienne qu’on sent tomber en volutes maléfiques des membrures disloquées. Aucune visibilité : enfoncé dans les profondeurs du troisième pont de l’épave, j’ai les yeux au bout des doigts. La seule chose qui me raccroche à la vie est ce chuintement de l’air dans l’ombilical qui d’ailleurs se coince à tout moment dans des angles coupants qui lacèrent mes gants. De temps à autre, un choc métallique : une poutrelle qui s’effondre, dérangée par les bulles d’air et coupant le chemin du retour ? Ou un de mes collègues qui travaille à la lance à eau, tout proche, et pourtant si loin de tout secours ? A moins que ma bouteille n’ait cognée sur un obus corrodé, un ce ceux faisant partie des 90 tonnes de munitions que nous nous sommes engagés à sortir de l’épave du Primauguet, pour la construction du nouveau port de Casablanca.
Déminage en eau trouble
Un nouveau contrat « explosif » pour notre toute jeune filiale Géomines qui s’occupe entre autre du déminage en mer mais aussi des pays ou les conflits ont laissé germer dans le sol les terribles mines antipersonnelles, responsables de tant d’enfants vivants à cloche-pied…
J’ai toujours l’habitude d’accompagner mes gars sur les opérations, mais dans le Primauguet, j’avoue que j’ai eu la trouille… Qu’importe, les 90 tonnes d’obus furent bientôt réunis et coulés par grand fond. Peut-être y penserez-vous quand vous aborderez dans le nouveau port du Maroc… Nous travaillons actuellement au Havre ou il s’agit cette fois de désamorçer 2000 bombes…
Je fais partie d’une famille de 5 enfants plutôt « métissée » Je suis né en Tunisie d’un père suisse qui vivait au Maroc et d’une mère italienne résidant en Algérie. C’était ma mère la plus « aventureuse » puisqu’elle pilotait des avions et était également devenue championne de Tunisie de chasse sous-marine. C’est dire à quel point nous étions pétris de culture méditerranéenne, avec peut-être la précision suisse en plus.
Naissance d’une vocation
Mon père ayant été chargé de la construction du nouveau port de Fos sur Mer, nous avons dû émigrer en Camargue, à Port St Louis du Rhône. C’est là qu’à 11 ans, je découvre le film « 20 000 lieux sous les mers » avec le fabuleux combat de Kirk Douglas contre un calmar géant, armé de son seul harpon, et peu après, la plongée « pour de vrai » : « Le Monde du Silence » de Jacques Yves Cousteau, qui révolutionna à l’époque notre conception de la mer. Il fallait bien qu’un jour j’aille y voir par moi-même…
En attendant, je braconnais des soles à la fourchette, grimpait à cheval, et m’inventait des aventures en barque au milieu des labyrinthes des roseaux camarguais.
Et puis, à 14 ans, la passion de la voile m’est venue avec les écrits de Moitessier, Toumelin, Gerbault, et surtout Tabarly qui venait alors de remporter sa première transatlantique.
Mon papa me fit alors un magnifique cadeau : un Star (un sloop appelé aussi quillard olympique puisqu’il faisait partie des épreuves sportives). Pour tout dire, c’était une épave. Mais en deux ans, ne comptant plus les bleus, les bosses, et les échardes, j’en suis venu à posséder un véritable bijou. Mon premier bateau !
J’étais plutôt mauvais élève et, à l’époque, on était alors dirigé tout droit vers un lycée technique. C’est là que j’ai tout appris pourtant : le travail du bois, des métaux, l’électricité, la débrouille…J’ai d’ailleurs toujours aimé me collecter avec la manière brute pour en obtenir quelque chose de beau, d’abouti, de précis.
A 17 ans, je vis ma première aventure : rallier avec mon bateau Port St Louis du Rhône et Marseille, le tout en 5 heures ! Je n’avais pas encore lu « Sur l’eau » de Maupassant, qui était coutumier de tels « exploits ». Je me suis lancé à corps perdu dans la voile, gagnant quelques régates. J’ai même navigué avec le baron Bic.
J’ai beaucoup appris de la nature lors de ces navigations solitaires. Le mouvement des astres, des étoiles, les variations du vent, des courants, la flore, la faune : toute cette nature si changeante dont on est souvent le spectateur ignorant, quand on ne s’intéresse pas à ses lois immuables. J’ai toujours sû naviguer aux étoiles, et je retrouvais alors les sensations des premiers navigateurs…
Mais déjà, me travaillait la troisième dimension de l’espace : le « fameux Z ». La plupart des gens se déplacent dans un plan, X et Y, sur terre ou dans le meilleur des cas sur l’eau. Or j’étais attiré par ce qu’il y avait au dessus, dans les airs, le cosmos et tout ce qui permettait de l’atteindre : les avions, les ballons, les téléscopes et les cerfs volants. Ah, combien en ais-je construit de ces engins volants dont la plupart se contentaient de labourer le champ du voisin !
Et bien sûr, me passionnait également ce qu’il se passait au dessous du plan X,Y : le monde souterrain et surtout l’univers sous-marin, alors en pleine exploration…
Un bon tuyau pour plonger
Ma première incursion sous l’eau je l’ai faite à 13 ans depuis la jetée, ayant dérobé le tuyau d’arrosage de la maison. Un flotteur de liège en surface, un embout de tuba fixé à l’extrémité du tuyau, et une gueuse faite d’une grosse pierre tenue à la main. Je coule comme une pierre et bien sûr dès la surface passée, je respire à m’en déchirer les poumons et m’étouffe ! J’ai découvert ce jour là qu’il était impossible de respirer sous la surface par ce procédé mais il m’a fallut un certain temps pour comprendre pourquoi ! Qui dit plongée me semblait avoir un rapport avec la pression des gaz…
Pour ma deuxième tentative, j’ai embauché ma petite soeur. Cette fois, j’avais ajouté au système le soufflet de la cheminée et ma sœur, a demi consentante, était chargée d’actionner vigoureusement l’engin, censé alimenter ma flamme, pendant que j’allais chercher des langoustes. Et çà marchait ! Sauf quand ma sœur arrêtait parfois de pomper par lassitude… C’est à cette époque que j’ai dû améliorer mon apnée… Quand mon père a eu vent de la chose, j’ai eu droit à une sacrée engueulade. Mais comme le ver était dans le fruit, et que c’était un bon père, il m’a présenté à l’un des gars qui travaillaient sur le port, le scaphandrier Portail. « Monsieur Portail ». Très vite celui-ci m’a fait plonger avec lui, avec les vieux détendeurs Cousteau Gagnan de l’époque. On y respirait en Morse : une goulée d’air, une goulée d’eau… Ferrailles, piles de pont, vase à tous les étages, mais ce spectacle et cette sensation valaient bien tous les récifs corailliens du monde. Ca a été la révélation. Alors, j’ai pris des cours dans un club de Marseille jusqu’à devenir un vrai plongeur, tout en poursuivant mes études de géologie pendant 4 ans à la fac.
Alice ou la houle
Et puis, je suis tombé amoureux.d’Alice. Une femme formidable qui m’emmenait chaque jour dans son pays des merveilles. Un seul défaut à mes yeux : elle ne supportait pas les bateaux. Mais alors pas du tout ! Ce n’est pas faute d’avoir essayé mais les hoquets étaient décidément trop forts et notre bateau ressemblait bien souvent à un chalutier en train d’appâter…
Un prêté pour un vomi, je lui ai fait promettre qu’elle me laisserais faire un tour du monde à la voile en solitaire pour mes 50 ans, afin d’enterrer ma vie de « garçon des mers ». En fait, je me suis contenté d’une transat entre Ténériffe et Tobago, en 21 jours. Mais cela reste ma plus belle expérience.
Qui rêve de Z et veut gagner sa vie avec la mer n’a plus beaucoup de choix…Quand j’ai achevé mes études de géologie en 68, la Comex avait tout juste 5 ans. Je n’avais qu’un rêve : rencontrer le déjà mythique PDG « cowboy », Henri.Germain. Delauze, et travailler avec lui. J’y suis resté 14 ans et suis fier de faire partie des « Comexiens héroïques » C’est l’époque ou nous avons inventé et expérimenté les plongées profondes aux mélanges. J’y ai aussi appris tout ce qui concerne l’industrie du pétrole offshore, dans des pays « impossibles »…
En 1984, assoiffé d’indépendance, j’ai crée Géocéan. Delauze m’a laissé partir et encouragé, à condition de devenir actionnaire de cette nouvelle société, dont il détient aujourd’hui 10% du capital. Curieusement, il n’existait pas en France d’entreprise capable de faire des expertises du fond de la mer. Un marché de niche alliant la géologie, la plongée et les forages.
Nous avons ainsi participé à la cartographie du fond de la Manche pour le percement du fameux tunnel. Ce qui a représenté plus de 150 carottages entre la France et l’Angleterre. Nous manipulions des engins de 10 tonnes, capables d’enfoncer une carotte à 30 mètres sous le sol de la mer.
Entre autres, nous avons aussi relié à la Guadeloupe les îles des Saintes et de la Désirade avec un pipe-line d’eau potable.
Total nous a ensuite confié la construction d’un oléoduc passant sur « plusieurs ponts ». En fait, il s’agissait de traverser 19 vallées de la jungle Birmane en direction de la Thaïlande, en pleine révolte des Karen. Ambiance garantie, genre « Le pont de la rivière Kwaï. »…
C’est un métier ou on peut perdre sa chemise mais aussi gagner beaucoup d’argent. 3 millions de dollars, pour être précis, pour avoir su récupérer un gisement de pépites d’or dans 150m d’eau à l’ouest de la Nouvelle Zélande.
Un baptême dans le golfe persique
Quand on y réfléchis, la plongée, ce n’est pas si difficile. Je me souviens d’un chantier dans le Zakum du golfe Persique. Nous devions poser 10 000 ancrages de pipe-line sur le fond, mais nous étions sans cesse distraits par des raies mantas qui venaient jouer avec les bulles. Des bancs de barracudas énormes se réfugiaient sous l’ombre des barges tandis que des serpents de couleur magnifique mais mortels grouillaient dans le corail. On pilotait ce qu’on appelle un chenillard, espèce de gros tank pour poser les cerclages et soudain, la panne. C’était une machine très spécialisée et aucun plongeur du chantier ne parvenait à la faire repartir. Nous perdions alors 500 000 $ par jour ! En utilisant la BLU du bord, j’ai réussi à joindre le fournisseur, la société Montabert à St Priest, près de Lyon. On promis de m’envoyer un technicien et, mieux que Darty, il était là le lendemain, un peu secoué par le voyage. Jean Noël Roche, je me souviendrais toute ma vie de la tête qu’il a fait quand il a réalisé que le chenillard en panne était sous l’eau : il ne savait pas plonger !
Finalement, j’ai décidé de l’initier sur le champ. Vêtement sec, baudrier, ombilical, casque lourd avec téléphone, et deux échelles parallèles menant jusqu’à l’eau. L’idée était de descendre ensemble, centimètre par centimètre tout en parlant de choses et d’autres. Tout a bien marché jusqu’à ce que l’eau recouvre son casque. Nous avons parlementé pendant une demi-heure, sans qu’il se rende compte vraiment qu’il était sous l’eau et que je l’amenais d’une main ferme vers l’engin en panne. Dès qu’il l’à vu, la métamorphose fut complète : il était redevenu le technicien compétant et virevoltait autour de la machine, aussi à l’aise que s’il avait été dans son atelier. A sa demande, au milieu de nuages de poissons tropicaux, les autres plongeurs lui passait des outils, des sangles, des cables élctriques: une scène de salle d’opération et c’est vrai que ce jour là, il y avait Urgences ! Jean Noël est rentré aussitôt en France, ravi de son expérience.
Mérous soient qui mal y pense
Un de mes amis, proche de l’Aga Khan, me fit part un jour du goût prononcé qu’avait l’héritière pour les mérous. En croisière en Méditerranée, elle voulait plonger en Corse. On ne refuse pas un rêve de princesse et nous voilà partis pour « Mérouville » à bord du Shergar, un yacht dont le luxe et la taille me sont impossible à décrire tant je passerais pour un marseillais. Habitué aux blocs avec réserve je décide d’utiliser mon nouveau manomètre, malgré les mises en garde de mon ami « laisse, c’est de la m… » A vingt mètres de fond, au milieu des murènes et des mérous géants, je n’ai d’yeux que pour la princesse que moi, le « grand professionnel de la plongée » je suis chargé de chaperonner. Tant et si bien que j’en oublie de contrôler mon air et me retrouve bientôt en panne d’air comme un débutant. La princesse en bonnes mains, je fait signe à mon copain que je remonte précipitemment. Devant le mur immense et blanc comme un suaire du yacht, je n’ai d’autre recours que de me cramponner à l’énorme chaîne d’ancre. Avec le courant, je m’essouffle, j’ai jusqte le temps de me mousquetonner, et je tombe en syncope. Je me suis réveillé juste avant la fin de leur plongée, et mon honneur a été sauf car personne ne s’est rendu compte de rien…
Les avions sous la mer
Mon autre grande passion, c’est l’aéronautique. Je suis d’ailleurs en train de fabriquer une oie mécanique qui vole en battant des ailes… Mais il arrive que les avions rejoignent les flots et je me suis toujours intéressé aux épaves d’avion. Avec Philippe Castellano, nous avons écumé la côte d’Azur et trouvé quantité dépaves. Depuis l’histoire de la gourmette de Saint Exupéry, je peux même dire qu’on a remonté le moindre morceau de P38, et retrouvé certains de leurs pilotes comme James Riley. C’est mon loisir et les trop rares fois où je plonge pour le plaisir. Et puis, que d’histoires dans ces objets me dit-il en manipulant une vieille radio rouillée. Il montre à qui le veut son bric à brac de métal tordu et concrétionné, mis en scène derrière un rideau noir de son atelier à Aubagne. On trouve aussi dans cette caverne d’Ali Baba des croquis, des maquettes, des engins automatiques « drones » capables de procéder à des analyses en mer, de les transmettre et de revenir à leur port d’attache. En fait, Becker ne cesse d’inventer et son œil songeur a toujours un rêve d’avance. Son dernier projet : Sea Orbiter en collaboration avec Jacques Rougerie. Un édifice composite posé dans la mer, dérivant avec le courant autour du monde, que la NASA compte utiliser comme base d’entraînement pour les futures missions martiennes. Coût du projet : 20 millions de dollars…
L’ aventure de l’eau douce
En 1970 j’ai participé à la construction du barrage souterrain de Port Miou, une forte résurgence d’eau douce des calanques de Marseille. Venu du pétrole, je trouvais exaltant d’essayer de récupérer l’eau douce sous la mer. Et puis, il y a cinq ans, près du port grec d’Itéa, j’ai vu un troupeau de chèvres se désaltérer dans la mer ! J’ai bu à mon tour, et constaté que l’eau était douce : les sources sous-marines semblaient ne pas être une exception en Méditerranée… Alors m’est venue cette idée toute simple :pourquoi ne pas essayer de récupérer cette eau ? Les phéniciens le faisaient déjà il y a 3000 ans sur l’ile de Ruad, en Syrie pour alimenter la ville d’Amrit. Dans l’Antiquité, les marins grecs se ravitaillaient en eau douce sans accoster, en récupérant l’eau douce des sources sous-marines grâce à des amphores retournées et lestées. Ils ont sans doute été les premiers plongeurs…
J’ai alors crée Nymphéa Water et avec quelques passionnés nous avons construit un prototype. C’était une demi-sphère en plastique de 8 mètres de diamètre, a l’aspect d’une méduse. Après avoir été amarrée au fond, elle se déploie sous l’eau tel un parapluie. Un manchon ajusté sur la source canalise l’eau douce, moins dense que l’eau salée, vers le sommet de la cloche. La méduse se gonfle peu à peu. Il ne reste plus qu’à pomper cette eau dont la teneur en sel est variable selon la source, mais suffisamment pure pour l’irrigation. Un traitement permet de la ramener au taux de 0,5g/litres ou elle est considérée comme potable.
Nos premiers essais ont eu lieux à la source de la Mortolla, au large de Menton. Très vite, beaucoup de pays ont été intéressés. Nous prospectons actuellement en Espagne, Arabie Saoudite, Maroc, Israël, Djibouti, Yemen, pays pour lesquels les prévisions indiquent une grave pénurie d’eau à l’horizon 2025. Notre système a évolué pour être plus durable, et fixé à demeure sur les sources sous-marines.
L’eau de mer est bien sûr gratuite et notre système, bon marché, a une durée de vie de 40 ans. Après le traitement de cette eau légèrement saumâtre, nous arrivons à un prix de revient d’environ 0,5$ au litre, soit deux fois moins que les usines de désalinisation de l’eau de mer.
Pourquoi Nymphéa ? Oh… J’ai toujours admiré le tableau de Monet ; sa pureté ; l’impression de paix qui s’en dégage. Et puis, à Chypre, j’ai visité un lieu où l’on dit que la déesse est sortie des eaux… A mon tour j’ai voulu créer mon “nénuphar blanc”. Le monde a besoin d’eau : j’aimerais lui offrir cet or bleu. Cette eau si fondamentale qui peut, au gré de son abondance, provoquer la guerre où la paix… Aujourd’hui, les champs de pétrole sont à plus de 3000 m et l’intervention humaine n’est plus possible : c’est le règne des robots. L’eau douce, voici le nouveau défi pour les plongeurs professionnels.
Plutôt que d’or Blanc, Pierre Becker préfère encore parler du Z. Un Z comme Azur.
Propos recueillis par Francis Le Guen
L’article original que j’avais fait paraître jadis dans feu Plongeurs International, magistralement mis en page par la divine Stéphanie Richard.